TEXTE

de Alain SENCEY
de Marolles



LA MONTAGNE DU SINGE




Il y aura bientôt trois ans, j'avais fait part de mon étonnement quant aux répercussions que j'éprouvais de cette gestuelle si particulière sur mon corps endolori et ankylosé par une longue hospitalisation dont les séquelles n'en finissaient pas de finir ! Car quelques semaines à peine après mes premiers pas dans le Taï chi, je sentais qu'elles commençaient de s'effacer. Aujourd'hui, je souhaiterais prolonger de quelques réflexions mon modeste témoignage.


A la fin de la première année, j'avais mémorisé la partie Terre, la plus simple répétait le "maître"… et pourtant bien compliquée dans ses enchaînements ! Mais je me sentais trop bien pour ne pas poursuivre. J'ignorais que notre "maître" allait au cours de l'été changer de méthode ! Car, alors que durant la première année, Lionel nous avait emmené pas à pas, geste après geste, décryptant, détaillant, ne poursuivant dans le déroulement de la forme que lorsque le mouvement enseigné était compris et appris, (apprentissage fractionné) voilà que nous entrions dans une nouvelle manière où nous étions conviés à apprendre par imitation (apprentissage global).


Le singe ne se trouva pas seulement repoussé à la montagne, mais complètement perdu. Je me faisais l'impression d'être un naufragé involontaire qui ne sait pas nager et brasse comme un damné pour garder la tête hors de l'eau (se laisser porter par la vague ). J'ai été sur le point de tout abandonner. Je n'éprouvais plus le plaisir que j'avais eu l'année précédente, et surtout j'avais le sentiment que ce brassage incohérent ne m'apportait plus rien. Ce en quoi je pense aujourd'hui que j'avais tort : les énergies travaillaient comme en souterrain !


J'ai horreur de perdre et je déteste m'avouer vaincu. En cette occurrence, du reste, seuls mon amour-propre et mon orgueil en prenaient un rude coup, pas mon existence ! Un peu d'exercice de l'humilité ne fait jamais de mal. J'ai donc décidé de m'accrocher et de continuer à " évoluer " parmi les autres dont je suivais plus mal que bien les mouvements, que je calquais avec un temps de retard, et que je terminais avec un soulagement certain et toujours le sentiment que je perdais mon temps. Pas le bénéfice toutefois car Lionel nous faisant pratiquer en début de cours des exercices d'échauffement et de respiration, ceux-là au moins continuaient de travailler et de produire en moi des effets. Je me suis même inscrit au stage individuel de lecture des mouvements et j'ai eu la chance de pouvoir le suivre.


Le premier tournant est venu de ce que j'ai pu, au cours de l'année rejoindre assez régulièrement l'entraînement libre du jeudi soir. Je savais déjà comment il se déroulait. Et c'est bien ce déroulement qui en fait tout l'intérêt. Il y a une période d'échauffement personnel, chacun effectuant les mouvements qui lui conviennent pour dérouiller ses articulations et oxygéner son organisme. Ensuite, après le salut, on file sans interruption, le Chi gong de la terre, ou le Chi gong général, puis la forme dans son intégralité. Dans un silence respectueux et la concentration la plus totale. Il s'agit ici de dérouler la forme, pas d'apprendre. C'est un exercice pratique. Par conséquent, si on se trompe, cela n'a pas d'importance, on se rattrape comme on peut et on continue.


J'avoue que les premières fois, je quittais le groupe assez vite après la première partie, tant j'avais du mal à me retrouver dans les divers " coups de pied " et autres rotations de la deuxième! Ne parlons même pas de la troisième. Toutefois, et c'est là l'apport majeur de cet entraînement libre du jeudi, les " anciens ", ceux " qui savent ", font preuve tout à la fois d'une grande attention et d'une extrême gentillesse. C'est un moment de grand partage. Les remarques sont toujours constructives. Chacun exhorte, encourage et montre, aide ainsi par l'exemple à vous dépatouiller des mailles de cette espèce de filet que vos bras malgré eux tissent autour de vous tandis que vos jambes esquissent des pas d'une danse exotique pour elles. Ce n'est évidemment pas un cours. Il s'agit simplement d'un entraînement personnel mis en commun, au cours duquel celles et ceux qui ont plusieurs années de pratique devant eux, et par conséquent connaissent déjà bien la gestuelle, peuvent vous montrer calmement, à votre rythme et sans gêner qui que ce soit, la forme que vous n'avez pas compris. L'entraînement du jeudi n'est pas un enseignement. Mais c'est ainsi que j'ai repris pied dans l'entraînement du lundi et que j'ai pu me réintégrer dans le cursus que Lionel a pensé pour nous. J'ajoute que la séance de lecture individuelle que j'ai eu la chance de pouvoir faire a été encore plus bénéfique pour me ramener sur Terre et poursuivre l'évolution de l'Homme. Malgré la conscience aiguë que je gardais de balbutier plus que de lire, Lionel m'apprit à ce moment-là que je lisais mieux que je le pensais et que pour progresser il faut répéter !


Ainsi, je peux dire que cette année, ma troisième donc, je me sens comme un poisson dans l'eau. Enfin, presque ! L'envol de la grue blanche me remplit d'émotion, je ne repousse pas trop mal le tigre à la montagne, même si le cheval me donne encore quelques soucis dans un enchaînement que je ne maîtrise pas encore. Je me plais à cueillir les nuages et suivre belle dame lançant sa navette entre la Terre et le Ciel.


Je suis encore loin, très loin, de l'état de grâce du "maître" dans ses évolutions et la fluidité de ses gestes ! Pourtant, à mon niveau d'apprenti, j'éprouve en exécutant la forme, parfois de ces instants de grâce, une soudaine concentration de chaleur, - partage d'énergies ? -, une sensation de légèreté, moins de pesanteur en moi, moins de raideur. Car voilà bien ce que j'ai reçu de cette pratique du Taï chi : la disparition quasi complète des raideurs dans les articulations et des douleurs dans la colonne vertébrale, un raffermissement des muscles et une bien meilleure amplitude de la respiration.


Qui m'aurait dit, au sortir de la maison de convalescence, qu'un jour je retrouverais vigueur et souplesse rien qu'en pratiquant le Taï chi, m'aurait laissé perplexe et incrédule. Pourtant, c'est la vérité même si pour la découvrir il faut parfois douter et se laisser porter sans chercher à comprendre, effectuer la gestuelle telle qu'on la sent et la ressent, en s'efforçant autant que faire se peut d'approcher l'original, sans arrière-pensée d'aucune sorte, surtout pas la pensée la plus néfaste, celle qu'on n'y arrivera jamais !


Le singe se faisait une montagne du chemin à parcourir entre la Terre et le Ciel. Mais la route s'aplanit au fur et à mesure qu'on la parcourt. Ou tout du moins, sa pente se fait moins rude. Les mouvements s'éclairent peu à peu et leur enchaînement se fait plus libre. On respire de mieux en mieux. L'effort nous semble accessible. La distance entre la Terre et le Ciel diminue, non dans la distance mais dans la durée. La grue s'ébauche dans la brume, et lentement prend son envol.