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Le monde visible et le monde invisible
par Bovay, Kaltenbach et De Smedt


extrait de " Zen, Tradition et Perspectives "



" Notre époque est caractérisée par un grand développement de la science et des moyens matériels, mais la conscience de l'homme, sa compréhension de la vie et son rapport avec l'univers ont peu progressé. L'éducation est le plus souvent réduite à celle de l'intellect. Elle forme séparément les diverses aptitudes des individus selon les besoins momentanés de la société, sans tenir compte de la personne et de son équilibre. Ainsi sont produits des hommes en pièces détachées, qui vivent une vie en morceaux. Les connaissances et les facultés rationnelles ne sont pas suffisantes pour le développement de la maturité et de la sagesse. Il manque l'apport spirituel qui restituerait l'unité, l'intégrité de l'être humain.

L'idéal de l'homme se limite à la satisfaction des désirs, à la facilité matérielle souvent appelée progrès. Même si les sciences de la matière jettent un regard plus pénétrant sur celle-ci, les explications de l'univers restent provisoires. Même si les sciences de la vie en décèlent des mécanismes de plus en plus complexes, son essence échappe.

La racine des angoisses, des doutes, des peurs est dans l'esprit des hommes et non dans les causes extérieures. La crise d'une civilisation reflète le déséquilibre des individus, qui ne peut être résolu seulement par l'économie ou la politique. Le progrès n'est pas néfaste en soi. Cependant, il ne peut contribuer au bonheur et à la paix de l'homme que lorsqu'il s'accorde avec les principes universels. Ceux-ci sont à la portée de chacun, à condition de réaliser une véritable révolution intérieure.

Plus l'espèce humaine a évolué, plus la colonne vertébrale s'est redressée. Et à mesure que la colonne vertébrale s'est redressée, la pensée, l'intelligence se sont développées. L'animal a une intelligence instinctive qui lui sert à survivre. Aux dépens de son cerveau primitif, l'homme a progressivement développé une pensée analytique, spéculative, abstraite, qui lui a permis de mieux observer et interpréter. Mais cette pensée est faite de catégories qui séparent l'homme de la loi cosmique. L'homme est devenu esclave de sa pensée en laquelle il voit une fin en soi.

Dans la perspective de l'évolution biologique, l'homme avec toute sa "supériorité " intellectuelle n'est qu'un animal perfectionné. En fait, il ressemble de plus en plus à un animal raté. Une mauvaise éducation a fait de son cerveau un ordinateur intellectuel et idéologique, créant ainsi des contradictions entre le monde imaginaire et verbal de la pensée et la réalité immédiate de la vie. L'état normal du cerveau analytique est pourtant de fonctionner en complément et en équilibre avec le cerveau primitif. Pour évoluer, l'homme doit assumer ses contradictions en vivant la synthèse des deux parties du cerveau. L'état de " bouddha " qui se trouve au-delà de toute pensée est l'état naturel de l'homme : c'est la réconciliation entre l'homme primitif et l'homme moderne.

La plupart des gens se tournent uniquement vers les phénomènes, le monde matériel, limité. Par la méditation, on peut découvrir le monde invisible, être en contact avec le non-phénoménal. En fait, l'acte de méditer la vie et de la vivre en pleine conscience est la réalisation de l'ensemble du monde visible et invisible. Alors qu'il est possible d'expliquer le monde des phénomènes, il est difficile de parler du monde invisible qui, cependant, n'en est pas moins réel.

L'existence est courte, limitée, comme les bulles sur l'eau de la rivière à la surface du courant. Elles existent, on peut les voir. Lorsqu'elles éclatent, c'est la mort, le retour au courant, au cosmos. Seule la forme, l'apparence a changé. Le monde visible reste seulement sur le plan des bulles, alors que le courant représente le monde éternel. II est important de regarder les choses du point de vue du courant de la rivière, et non pas seulement de celui des bulles. " Si l'on ne regarde qu'un côté, l'autre demeure obscur. " Inconsciemment, on peut, ici et maintenant, atteindre le monde invisible, le ressentir à travers une posture appropriée.

L'Occident dans son histoire a créé des grands idéaux de liberté et de démocratie, a généralement amélioré la qualité de vie, et par le développement des sciences a ouvert le chemin à une compréhension plus objective des phénomènes. Mais ces vertus sont en danger, compromises par le développement abusif de l'aspect matériel de notre civilisation. C'est à cette évolution que nous devons nos connaissances intellectuelles et notre culture scientifique, mais aussi notre séparation des perceptions vitales. Ainsi, la conscience originelle qui consiste à se sentir vivre au centre de l'univers s'est affaiblie au point que l'homme est devenu beaucoup moins sensible à l'environnement que tous les autres êtres vivants.

Pour que l'Occident retrouve un nouvel élan, il est important que les vues scientifiques sur l'univers d'une part et notre perception directe, subjective d'autre part, fusionnent en un tout unifié. Notre monde n'est pas fait seulement d'éléments matériels, pas plus qu'il n'est seulement subjectif. Il faut tenir compte du fait que la spiritualité existe comme existe le monde objectif. C'est là le problème : la religion est subjective, la science objective. Mais ces deux aspects ne sont pas séparés, ils sont comme l'endroit et l'envers d'une même feuille de papier.

Les phénomènes sont la base de la réalité universelle. Ils en sont le sang, la chair, les nerfs. Ainsi la science, les créations humaines faisant partie du monde phénoménal, doivent devenir l'expression de cette réalité. Inversement, la religion doit utiliser les modes de pensée modernes : politique, économique, artistique... car ceux-ci forment les phénomènes de notre vie, mais elle doit les conduire à la plus haute dimension de la civilisation. Elle doit saisir, trouver au-delà des phénomènes l'unité de l'univers et nous faire atteindre le point véritable, pur et originel de l'existence humaine. Comment le réaliser ? " Le changement commence toujours par l'individu. Il faut se connaître soi-même, car se comprendre soi-même, c'est comprendre l'univers. Le microcosme et le macrocosme ne sont qu'un. Si un homme avance d'un pas, il fait évoluer d'un pas la conscience du monde. Les hommes doivent abandonner l'ego, la compétition, la lutte, la volonté de puissance, et se relier à l'humanité tout entière. Telle est la vraie réussite. " Taisen Deshimaru .

"Le sage est celui qui ressent et comprend le monde infini à partir du monde limité. Ne rechercher que le monde infini tend vers le spiritualisme. Mais ne voir que le monde limité aboutit au matérialisme. Celui qui comprend l'essence du cosmos est heureux éternellement, libre infiniment, sage absolument." Taisen Deshimaru .


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