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Un homme seul avance...
Par Claude Larre


Introduction à l'édition du "Tao Te King" de Desclée de Brouwer / Collection Christus -1997

Un homme seul avance à travers la ville. Il passe les temples, les monastères, les palais. Il passe devant les frontons des instituts et des académies où sophistes et pédants répandent leurs enseignements et activent leurs controverses. Il avance toujours et dépasse les ateliers où l'on assemble les chars et les machines agricoles. Il a franchi la porte et l'enceinte de la capitale.

Il marche dans la campagne. Là, s'écoule la vie naturelle des êtres rendus à eux-mêmes. Un soleil régulier tourne sur la terre qui produit sans se lasser, au rythme des saisons, au pas lent des animaux. L'homme, qui est simplement vêtu et qui mange ce qu'il trouve, tient les propos candides qui naissent de son cœur naïf. Il ne critique personne et ne se plaint de rien. Il ne fait pas grand-chose : de petits travaux chez les paysans pour pouvoir subsister. Quand il a fini de parler, personne ne se souvient de ce qu'il a dit mais rien n'est plus ce qu'il était. Alors paraît la vanité du prince, l'ostentation de la Cour, l'avidité des marchands, l'hypocrisie des rites, la futilité des discoureurs, les contradictions des écoles, l'oppression du peuple.

Cet homme n'aime pas ce qui triomphe, ce qui s'étale, ce qui se donne à voir. Les Confucéens ne sont pas ses amis, les Légistes qui ont la peine de mort facile, non plus, l'exaltation des disciples de Mo tseu l'inquiète, les arguties des Logiciens le font rire. Les cérémonies dans les Temples l'ennuient. On peut penser de lui ce qu'on voudra ; il n'y attache pas d'importance. On le traite de sceptique, de désabusé, de paresseux et de mauvais citoyen. Il est seul dans un monde dont il se passe volontiers et va son chemin, content d'avoir raison contre tout le monde. C'est un taoïste, un disciple de Lao Tseu, un admirateur de Tchouangtseu, un fervent du Livre de la Voie et de la Vertu.


Cet oriental, ce Chinois, c'est vous et c'est moi. Vous et moi, en de certains moments de conscience, quand l'étreinte du corps social se desserre, quand l'esprit en nous se met en vacance et prend congé des pensées familières, quand le cœur désencombré de tout désir redevient disponible. Perdu pour la société, éperdu devant la nature, il est rendu à lui-même. Le funèbre en moins, c'est Valéry devant un cimetière aux environs de Sète. Aucun orgueil, aucun dédain, maître de soi-même, comme de l'univers. Avant moi et après moi, en moi-même et au-delà existe ce qui existe et tout le reste qui n'est rien est sans importance. Ce qui existe fonde l'éphémère que je suis. Je n'ose pas dire que je possède l'existence. C'est l'Existence qui me possède. Traversé en permanence par l'influx qui fait être un homme entre le Ciel et la Terre, je m'abandonne à ce qui me fait être. Un moi provisoire et sans grande consistance est ce qu'on voit de moi et ce que je puis connaître de moi. Mais j'existe aussi là où ni moi ni personne ne peut atteindre, avec la consistance et la puissance du Ciel Terre dont l'étreinte fait vivre ce qui vit.

Ces gens - les Taoïstes - que l'on prend à tort pour des associaux, pour des individualistes incorrigibles, pour des adeptes du farniente intégral et pour des sceptiques désabusés sont des réalistes : ils refusent de se dissoudre dans l'inconscience imbécile de la société collectiviste chinoise menée par la vanité de ses princes. Pour l'essentiel, l'humanité change peu. Des sociétés collectivistes et des princes arrogants, nous en avons encore. La Vertu hypocrite, nous connaissons, la religion superficielle, nous connaissons, la guerre pour défendre la paix, nous connaissons, la société du désir exaspéré, de l'avidité exorbitante, nous connaissons, les idéologies et les philosophies qui poussent comme le chiendent, nous connaissons. La prolifération des villes, l'urbanisation des campagnes, la propagation de l'anonymat, l'épidémie publicitaire, la destruction de la racine vivante par l'exaspération du besoin de vivre, nous avons cela.

Et c'est là, devant le constat de l'impuissance politique, de la désorganisation sociale et du malheur solidaire des individus que nous nous prenons à songer à des visions du monde que nous n'avions jamais envisagées. Des spécialistes, appelés sinologues, étaient chargés jusqu'ici d'apporter à nos esprits distraits une information scientifique, peu utilisée sur la Chine. Mais le temps a changé. Moins sûrs d'eux-mêmes que jamais, nos contemporains, de ce côté-ci de la Terre, sont prêts à entendre une autre version de l'histoire humaine que celle à laquelle ils sont accoutumés et adaptés. Le Taoïsme est une des plus anciennes versions chinoises de la genèse de l'homme et de son insertion dans le vital universel. Il ne prouve rien. Il ne démontre rien. C'est là sa force. Aux questionneurs qui voudraient savoir pourquoi il en est bien ainsi, sa réponse est simplement : par ceci.


Parce que ce qui existe vraiment n'a besoin que de lumière pour apparaître. Il n'y a que ce qui n'existe pas qui ait besoin de preuve et de démonstration. L'illumination tient le rôle principal. Elle ne tombe pas sur l'intelligence, mais sur l'esprit. Il existe, bien entendu, des intellectuels taoïstes, ils sont sans intérêt. Ce qui vaut dans le Taoïsme, c'est le monde spirituel. Une Réalité incontestable est première et moi j'en dépends. Elle est hors du temps et le temps naît d'elle. Quand je retourne au centre des réalités, le présent s'abolit. Une durée, sensible à la conscience, porte témoignage. Témoignage de ce qui est, que le discours ne connaît pas, que le concept n'enferme pas. Que m'importent cent écoles, mille discours d'école, dix mille dénominations d'êtres sous le ciel ! Tout cela n'est que le produit d'une activité de l'intelligence qui n'est pas sans rapport avec ce qui existe, mais qui n'apprend rien non plus. Par ce que l'on voit, entend, touche de la main on peut conjecturer ce qui ne peut se voir, s'entendre, se toucher de la main.

C'est grâce plutôt à la vitalité éphémère, mais toujours régulièrement renouvelée, qu'une permanence apparaît dans le passage des éphémères. C'est par le mouvement naturel de la naissance, du progrès, du déclin et de la mort des individus, des familles, des sociétés et des espèces qu'un mouvement primitif, sans origine connaissable et sans fin prévisible, se laisse apercevoir dans un miroir de bronze obscur. Mouvement naturel des êtres qui n'attendent pas l'esprit de l'homme pour exister. Si nous pouvions ressusciter en nous le mouvement primitif et couler en lui notre vital conscient, nous parviendrions à la vérité sans concept et à l'acte sans but. L'une est plus certaine et l'autre est meilleur que tout ce que l'esprit humain a jamais inventé.

Voilà l'esprit des Taoïstes, si vaste, si simple, si réaliste, si subtil. On peut se demander s'il n'est pas le mouvement du cœur, prenant le relais et dépassant en les unifiant le vouloir vivre un peu physique et le vouloir savoir un peu mental. Cet esprit approche avec humilité et puissance le mystère de l'homme conscient au sein de l'univers. C'est une des formes les plus achevées de la spiritualité naturelle de l'homme.

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