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Yin Yang le milieu juste
par Cyrille JAVARY


Photos de Lionel Seité


Parler du Yin/Yang, c'est décrire les couleurs de l'ombre. Sa danse spiralée ne passe pas par les mots, elle est plus subtile. Comme tout ce qui nous vient de Chine, le Yin/Yang ne se prouve pas, il s'éprouve. Seul le corps peut se mettre à son écoute, vibrer à son unisson. La simple pratique du "mouvement à deux" en apprend beaucoup plus sur le Yin/Yang que tous les discours. Ce mouvement se nomme en chinois Dui Shou [1], ce qui veut signifie littéralement "couplage (par les) mains". Un nom qui s'explique par le contact, caractéristique de ce mouvement, mais qui parle aussi d'une autre mise en relation, plus subtile, plus personnelle : celle de chaque partenaire avec le rythme profond du Yin/Yang.




Ce rythme, pour l'esprit chinois, se confond avec le rythme même de la Vie. Or la vie, en Chine comme ailleurs, ne s'explique pas ; le corps la ressent, pas l'esprit. Sur cette évidence, les Sages de l'Antiquité chinoise ont relié le corps et l'esprit dans une relation énergétique. Un des résultats de ce point de vue est cet art physique que vous pratiquez, que vous étudiez, que vous enseignez : le Tai Ji Quan (Tai Chi Chuan). Pour le profane, cela ressemble à une gymnastique lente, mais vous savez mieux que moi que ça n'a rien à voir avec une gymnastique. Ce n'est pas de muscles qu'il s'agit. À la source du Tai Ji Quan, il n'y a pas tellement le corps, mais plutôt la vie. Le corps ne sera que le violon sur lequel chacun jouera, à sa façon, sa partition dans la grande mélodie de la vie qui anime toutes choses "sous-le-Ciel". Du corps humain lui-même, de cet instrument subtil, les Chinois ont une perception complètement différente de la nôtre. Comparée aux autres grandes civilisations du globe, la civilisation chinoise est une de celle qui s'est le plus préoccupée du corps humain. Pourtant, il conviendrait mieux de parler de son fonctionnement plutôt que du corps humain à proprement parler. En effet, ils ne le voient pas comme un ensemble de chairs, mais comme un réseau de flux. Tout se passe comme si il n'y avait pas en Chine d'image du corps. De fait, ils en ont carrément négligé la représentation dans leur art. La culture chinoise, qui a créé une médecine étonnante, toute faite d'énergie et de massages, d'aiguilles et de plantes, ne s'est jamais préoccupée d'anatomie. Les peintres et les sculpteurs encore moins. Les rares portraits de personnages réels ou mythiques qu'elle nous a légués sont figés et conventionnels, seul le regard vit. Quant aux statues, d'empereurs, de héros ou de dieux, elles sont absentes des palais, très rares dans les temples et toujours noblement vêtues.




Quant au style de statues géantes qui a prévalu des années cinquante aux années quatre-vingts, il appartient plus au stalinisme russe qu'à la tradition chinoise. L'art du nu y est inconnu, même dans un domaine où il semblerait avoir sa place, comme les estampes érotiques. Les personnages représentés en train de faire l'amour sont toujours à moitié habillés et leurs corps sont ébauchés sans la moindre trace de sensualité. Cela nous choque, parce que la représentation du corps humain fait partie depuis longtemps de notre univers mental occidental. Depuis nos arrière-grands-pères les Grecs, qui nous ont appris l'art et la civilisation, d'innombrables statues à moitié dénudées peuplent nos villes et nos palais, nos temples et nos églises, jusqu'au frontons des gares du XIX° siècle. Tenez, regardez dans votre portefeuille, vous y trouverez sur les billets de 100 F un tableau de Delacroix représentant "la Liberté guidant le peuple" ... sous l'apparence d'une femme les seins à l'air.


En Chine, le corps de chair ne sera ni encensé, ni rejeté ; il sera vécu comme une incarnation éphémère de souffles Yin/Yang. En conséquence, ce n'est pas l'image du corps, sa représentation qui les intéressera, mais celle de l'énergie qui y circule, cette énergie qui est commune à toutes les choses vivantes et qui donc relie l'être humain à chacune d'entre elles. Cette idée ouvre une toute autre perspective sur l'art chinois. Les peintures de paysages, par exemple, semblent représenter des montagnes perdues dans les nuages et d'où s'écoulent des cascades et des fleuves. Mais à les regarder plus longtemps, on s'aperçoit que l'artiste n'a pas du tout cherché à représenter un paysage réel, la forme de telle montagne, la courbe de tel fleuve. C'est l'énergie de la montagne, l'énergie de l'eau qu'il veut nous évoquer. La peinture de paysage ne cherche pas à décrire un paysage naturel, mais l'énergie qui le traverse. Son but n'est pas naturaliste, mais moral, elle cherche à nous apprendre à percevoir et à développer en nous la fermeté de la montagne et la souplesse de l'eau.




Mais comment définir cette énergie qui continuellement flue et reflue à l'intérieur des êtres ? Les Chinois parlent de Qi [2]. C'est un mot qu'on peut traduire par "souffle", bien qu'en fait, il ne veuille pas dire grand-chose de précis. C'est justement ce qui le rend très utile, parce que son flou permet de parler avec efficacité de quelque chose qui, une fois encore, ne peut que s'éprouver, pas se dire. Le Qi, c'est ce qui passe entre Yin/Yang. On ne peut le décrire avec précision, mais ça n'empêche pas de travailler dessus, C'est le matériau de base du Tai Ji Quan (Tai Chi Chuan) et du Qi Gong [3], cet autre art chinois du corps. Voila sans doute la raison pour laquelle dans le nom chinois de ces deux disciplines, il n'y a aucune référence au corps lui-même.


Pour expliquer le sens de Tai Ji Quan, commençons par le mot Quan [4]. Il s'écrit en chinois en combinant un idéogramme signifiant la main, et un autre qui concerne tout ce qui est roulé. Des tableaux sur soie qu'on roule pour les ranger aux "rouleaux de Printemps" en passant, et c'est ce qui nous intéresse, par le geste du chevalier saluant son suzerain : une main le poing roulé, l'autre la recouvrant, l'ensemble porté à hauteur du visage légèrement incliné. Ensuite, par analogie de forme, ce signe du "poing roulé" a été utilisé pour écrire : boxe. Le Tai Ji Quan est parfois appelé "boxe chinoise", mais c'est une facilité de langage. Vous savez très bien que cela n'a pas grand-chose à voir avec le Noble Art que pratiquait George Carpentier, le champion à qui est dédié cette halle où se déroule la Fête de la Fédération. On utilise aussi quelque fois l'expression "Boxe avec son ombre". Ce n'est pas une bonne traduction des mots Tai Ji Quan, mais c'est déjà une meilleure évocation de ce qu'ils évoquent. Art de combat, le Tai Ji Quan l'était certainement à l'origine, mais son aspect de lutte n'apparaît plus, c'est d'un combat avec soi-même qu'il s'agit. Pratiquer le Tai Ji Quan, c'est fondamentalement faire allégeance à la vie qui nous possède et nous relie au mouvement cosmique. Il faut chercher la raison de ce poing roulé du nom du Tai Ji Quan dans cette soumission volontaire d'un libre chevalier à son suzerain. La langue chinoise le confirme bien, avec une expression formée du redoublement de ce "poing roulé" : quan quan, qui signifie : avec empressement, avec diligence, avec efficacité, comme doit se comporter le vrai chevalier.


Les deux idéogrammes qui restent, Tai Ji, forment un tout. C'est le nom d'un dessin, un diagramme fort connu : le Tai Ji Tu, le dessin (tu) du Tai Ji.




Pour son emblème, l'ex-FTCCG a choisi cette figure, mais dans un autre style de représentation, tout aussi traditionnel, mais plus dynamique car il souligne mieux le mouvement qui anime les parties noires et blanches.




C'est aussi celui que l'on retrouve sur la pavement du tout nouveau musée de la ville de Zhengzhou dans la province du Henan, un des berceaux de la Chine ancienne




En Occident, on entend souvent cette figure nommée "le dessin du Tao". C'est assez évocateur, mais un peu inexact, dans la mesure où, comme le dit Lao Zi : "Le Dao qu'on peut voir, ou qu'on peut énoncer, n'est pas le Dao véritable" [5]. Il ne s'agit donc pas plus de cela que de boxe. Pour comprendre ce dont il est question, il faut donc creuser un peu plus les deux idéogrammes qui composent cette expression.


Le premier (Tai) est une sorte de superlatif d'un caractère qui veut dire "grand". Tai signifie donc "immense, suprême", le grand du grand. Mais l'écriture chinoise n'est jamais description statique des choses ; elle est avant tout dynamisme. "Suprême", à travers l'idée d'apogée, contient naturellement l'idée de culmination, de finalité vers quoi cet "immense" tendait et donc, de mutation. Comme dans le Dui Shou, l'apogée d'un mouvement dans un sens entraîne aussitôt la naissance d'un mouvement à la fois opposé et corrélé. Le second idéogramme, Ji, désigne au sens propre la poutre la plus haute dans la charpente du toit d'un bâtiment. C'est pour cette raison que Tai Ji a été souvent traduit par "poutre faîtière", voire "faîte suprême". Ces expressions ont été introduites par les missionnaires du XIX° siècle colonial. Pareille traduction avait à leurs yeux un grand mérite, elle renvoyait à une certaine notion de "Seigneur d'en haut", sommet du toit couvrant la terre, vers lequel convergent toutes les charpentes des constructions terrestres, fussent-elles de l'esprit. Voila qui leur était véritable pain bénit. En effet, ce "faîte suprême" devenait ipso facto un symbole du "Fait Suprême" : le Dieu des Chrétiens. Par ce jeu de mots, ils travaillaient plus pour leur propre boutique que pour la compréhension en profondeur de la pensée chinoise, ils se souciaient plus d'amener les "indigènes" à leur idéologie qu'à chercher la raison qui avait amené les Sages chinois à choisir pareille image pour nommer ce dessin.




Elle est pourtant simple et, comme bien souvent les raisons chinoises, très terre-à-terre. Pour la saisir, il suffit de changer de perspective. Cette poutre d'en haut du toit, il ne faut pas la regarder de l'intérieur, comme un absolu, une convergence inaccessible, mais de l'extérieur, c'est-à-dire en intégrant le ciel dans l'ensemble Yin/Yang que le bâtiment qu'il recouvre forme avec la terre. Aussitôt, ce n'est plus l'élévation suprême du toit qu'elle emblématise, mais bien plutôt l'endroit, où il change de pente. Vous connaissez les toits chinois avec leurs coins recourbés comme des "ailes de phénix". Si on suit des yeux la pente du toit, on monte, on monte de plus en plus haut, jusqu'au moment où l'on parvient à la poutre faîtière qui n'est pas située sous la couverture, mais à l'extérieur du toit et, dans les bâtiments importants, décorée aux deux extrémités de sculptures de dragons, génies des eaux, pour protéger la construction des risques d'incendie. Parvenu à cet endroit, le mouvement du toit redescend. La poutre faîtière extérieure marque donc non le point culminant de l'ensemble, mais le point d'inflexion, celui où la pente du toit change de sens, mute, s'inverse, passant de Yang (montée) à Yin (descente). Dans cette perspective, l'expression Tai Ji prend tout son sens, elle symbolise le retournement de toutes choses. Il faut donc traduire Tai Ji Tu, comme "Diagramme du Grand Retournement". N'est-ce pas d'ailleurs exactement ce que suggère la danse immobile des deux "gouttes" l'une noire (Yin) et l'autre blanche (Yang) de cette épure ?


Yin et Yang, comme Qi, sont des mots très flous. Leur sens particulier est relativement imprécis, disons simplement qu'à l'origine, ils signifiaient : adret & ubac, le versant d'une montagne exposé au Sud et celui exposé au Nord. Mais cette imprécision ne porte pas à conséquence car on ne peut guère parler de Yin ou de Yang de manière isolée. Ils n'ont de sens qu'en tant que duo d'opposés complémentaires. C'est leur couplage qui en fait les emblèmes du changement, de la mutation. Pareille complémentarité à deux est exprimée en chinois par un idéogramme : le caractère Dui, celui qui est employé dans l'expression Dui Shou. Imaginerait-on pratiquer le Dui Shou sans partenaire ? Sans la présence d'un complice accompagnant la poussée que j'accomplis, et accomplissant la poussée que j'accompagne, comment éprouver dans mon corps l'importance, la nécessité et la difficulté de ces moments où la poussée de l'autre parvenue à sa culmination extrême, se transforme, sans violence et sans ambiguïté, en son contraire, pour devenir alors réceptacle de cette poussée née de ce retournement même ? Si le Tai Ji Quan nous apprend à être dans le mouvement, le Dui Shou nous fait vivre la mutation dans notre chair.




La mutation, le changement, c'est ce que nous avons le plus de mal à réaliser en Occident. Parce que toute notre manière de penser est basée sur l'idée qu'au-delà du monde sensible de tous les jours, il existe un fondement immuable, absolu et éternel. Pour Platon, c'était le monde des Idées, pour les religions judéo-chrétiennes, c'est Dieu. Quel que puisse être notre sentiment intime sur ce sujet, la caractéristique de ce "Fait Suprême" est qu'il est irréductiblement extérieur à notre univers quotidien, parce qu'absolu et éternel. L'éternité est une notion que les Chinois ont du mal à imaginer. Comme me le disait un jour un ami chinois, c'est une idée qui manque d'avenir. Il voulait dire par là que c'est une manière de voir qui s'oppose à l'évidence chinoise du changement exprimée par Yin/Yang. C'est cette différence fondamentale qui rend inutile en fait la traduction de ces idéogrammes. Car dès qu'on va les rendre avec des mots pris dans notre langue, on va tuer leur fonction essentielle : rendre compte de la mutation, base chinoise de la réalité. Pourtant on entend trop souvent pour ces termes l'équivalence Yin = féminin ; Yang = masculin ! Il est difficile d'imaginer plus désastreuse simplification. En donnant à ces attributs du changement les noms des catégories les plus stables qui soient - car à de rares exceptions près, femme on naît, femme on meurt ; homme on naît, homme on meurt - on passe toute l'originalité de la pensée chinoise à l'eau de Javel : tout est blanchi, il ne reste plus rien de jaune. On peut alors tout à loisir blablater sur le Yin/Yang sans avoir à faire le moindre effort pour chercher à comprendre ce que ces mots expriment de radicalement différent par rapport à notre manière habituelle de penser. Autant alors pratiquer le Body Building !




Ce que le Yin/Yang indique, ce que le Tai Ji Tu représente, ce que le Tai Ji Quan incarne, c'est une idée à la fois simple et complexe : toute chose parvenue à son extrême, mute, et se transforme en son contraire. Comment imaginer l'expliquer avec les mots féminin et masculin. Pourtant, cette évidence du Yin/Yang, nous la vivons tous les jours. C'est ce qu'on pourrait appeler la théorie de la crème au chocolat. Vous connaissez bien la crème au chocolat : la première bouchée, c'est délicieux, la deuxième bouchée, c'est excellent, la troisième, c'est très bon, la quatrième c'est bon, la cinquième, ça va encore, et la sixième ... Ce n'est pas la crème au chocolat qui a changé, ni notre goût pour la crème au chocolat, c'est simplement la tendance. Le simple fait de déguster ce merveilleux dessert, poussé à son extrême l'a transformé en son contraire, le plaisir est devenu écoeurement. Cette loi immuable du changement, est aussi surprenante pour les Chinois que pour nous. Mais eux, se sont donné depuis fort longtemps un outil pour la comprendre et s'y conformer. Cet outil, c'est le Yi Jing (que l'on voit souvent écrit "Yi King"), le grand livre du Yin/Yang.




Ce livre est sans doute un des livres parmi les plus étranges jamais rêvés par une civilisation [6]. C'est en effet un livre qui ne se lit pas, et cela pour deux raisons. D'abord parce que l'essentiel du Yi Jing n'est pas un texte, mais un ensemble de figures linéaires formées d'un empilement de 6 traits pleins ou brisés. Ensuite parce que, comme le Tai Ji Quan, on n'y pénètre vraiment que par la pratique. Et cette pratique remonte aux plus anciens moments de l'histoire de la Chine, aux tout débuts de son histoire, à l'Age du Bronze, il y a environ trente-cinq siècles. Depuis lors, le Yi Jing a été tenu en si haute estime que, par exemple, à l'époque impériale, sa connaissance était exigée de tout candidat aux examens officiels pour devenir mandarin. Confucius lui-même, le plus respecté de tous les Chinois avait dit-on usé trois rouleaux du Yi Jing à force de l'étudier. Et il disait encore que si le Ciel lui permettait de vivre encore quelques dizaines d'années supplémentaires, il les passerait à étudier encore plus profondément le Yi Jing, et qu'alors, peut-être, il ne commettrait plus d'erreurs. Mais ce qu'il y a de plus intéressant pour nous dans ce livre, ce n'est pas tant qu'il soit un des monuments les plus impérissables de la civilisation chinoise, c'est qu'au niveau de la vie quotidienne, il nous apporte, à nous qui ne sommes pas chinois, le même genre de réponse que celle que le Tai Ji Quan nous apporte au niveau de l'instant : l'attitude juste à un moment donné. Cette attitude, elle est faite d'une balance harmonieuse et efficace entre toutes les composantes de ce moment, quelles qu'elles soient, comme nous gardons notre corps toujours équilibré, même dans les mouvements où l'élongation est extrême. Comment le Yi Jing peut nous enseigner cela, je ne vais pas vous l'expliquer ici, ce serait un peu trop long, et puis il existe maintenant des lieux en France où c'est possible [7]. Mais je voudrais simplement vous préciser un peu ce qu'on entend en Chine par une position "juste", celle décrite par le mot chinois Zhong [8].




Cet idéogramme représentait à l'origine une flèche qui atteint le milieu de la cible, qui "tape dans le mille". C'est pourquoi, avant de s'étendre à "juste", son sens était "milieu". Et puis comme les anciens Chinois vivaient leur pays comme une île de civilisation au beau milieu d'un océan de nomades barbares, il en est venu à signifier la Chine elle-même. C'est d'ailleurs toujours son nom en chinois, Zhong Guo, le pays (guo) du Milieu Juste (zhong). J'ai bien dit le "Milieu Juste" et non pas le juste milieu ; la nuance est d'importance. Le juste milieu est quelque chose qui n'est guère intéressant. C'est dans notre langue une attitude molle et hypocrite qui arrondit les angles en évitant les extrêmes, la politique de l'eau tiède. Rien à voir avec l'idéal que proposait Confucius. Zhong n'a pas du tout ce sens là en Chinois. Il signifie un accord juste entre une attitude et un moment, au sens ou les musiciens entendent le terme d'accord juste. Il s'agit d'une résonance profonde, même si la note est stridente ou suraiguë. Car l'attitude juste d'un confucéen si elle est toujours réfléchie et mesurée, sait être folle quand la situation l'exige. Bien qu'elle se traduise souvent par une attitude de modération, il s'agit toujours d'une attitude de totale implication. Des confucéens, c'est-à-dire des êtres libres, qui se sont formés eux-mêmes par l'étude des paroles du maître et des textes qu'il recommandait comme le Yi Jing, il en a toujours existé en Chine, et il en existe encore. Et nous en avons vu un, il y a maintenant quatre ans passés. Je pense à cet obscur pékinois - heureusement pour lui resté anonyme - qui, au lendemain de Tian An men, a eu l'audace folle de s'opposer physiquement à l'avance d'une colonne de chars. Quelques dizaines de kilos de chair vivante stoppèrent alors plusieurs centaines de tonnes d'acier meurtrier. La situation était excessive, son attitude aussi. Voila l'équilibre chinois accordé au moment, voila le Milieu Juste, voila ce qu'apprend le Yin/Yang : se tenir droit, même face à un raz-de-marée.


Cyrille JAVARY


Aussi, pour finir, je voudrais vous parler d'un sport très moderne qui pourtant aurait bien plu à Confucius, le surf. Avez-vous remarqué que depuis que les premiers clubs de surf se sont formés, il y a une trentaine d'années sur la côte californienne, ils ont tout de suite choisi comme emblème le Tai Ji Tu ? Quand on rencontre un de leurs membres et qu'on l'interroge sur les raisons de ce choix, a priori étonnant, les réponses deviennent hésitantes "Oh, ben ... ça représente des vagues !" Eh bien les surfeurs californiens avaient tout compris, mais ils n'imaginaient pas l'importance de ce qu'ils avaient compris, ou bien ils n'avaient pas les mots pour le dire. Ils avaient ressenti que ce qui s'appelle Yin/Yang en général, Tai Ji Quan quand il s'agit du corps et Yi Jing quand il s'agit d'agir, c'est ce que Confucius nommait le Milieu Juste. Les vagues, celles de la mer, celles de la vie, sont toujours là, même quand nous n'y pensons pas. Elles roulent, elles déferlent, libres et puissantes, magnifiques et indifférentes aux êtres humains. Mais chacun d'entre nous peut, par son observation et son intelligence les utiliser. Qui sait se placer à l'endroit favorable d'une vague, au point où culmine l'équilibre Yin/Yang entre vitesse et portance, peut alors magnifier ses forces et réaliser un certain temps le miracle de voler à la surface de l'océan. Voila le trésor que nous offrent les Chinois. Le Yin/Yang, le Yi Jing, le Tai Ji Quan, chacun à sa façon nous enseigne la même chose. La vie n'est que marées d'énergie et les vagues du Qi roulent et déferlent continuellement en nous, comme en toute chose sur terre. Si seulement nous savons trouver à chaque instant notre Milieu Juste à l'intérieur de ce mouvement, alors nous pouvons décupler notre puissance d'action en magnifiant notre dignité d'être humain.



[1] prononcez "touai cho"
[2] prononcez "tchi"
[3] "travail sur le Qi", "oeuvre du Qi" sont les 2 sens des mots Qi Gong
[4] prononcez "tchu-ann"
[5] Dao De Jing (Tao Te King), chapitre 1, verset 1. Placé en tête, il s'agit donc d'un chapitre essentiel qui pose les bases de ce dont le Dao De Jing veut parler : l'invisible qui est au coeur de tout ce qui existe.
[6] François Jullien, directeur du département Asie orientale de l'université de Jussieur- Paris VII, dans la préface de son ouvrage : "Figures de l'immanence pour une lecture philosophique du Yi Jing" Ed. Grasset.
[7] En particulier au centre DJOHI (c'est le nom chinois du Yi Jing) Association pour l'étude & l'usage du Yi Jing. Site : www.djohi.org
[8] prononcez "djong"



Pour en savoir plus sur le Yi Jing :

- Le discours de la Tortue. Découvrir la pensée chinoise au fil du Yi Jing par C. Javary. Éditions Albin Michel.
- Yi Jing, le livre des Changements traduction originale par C. Javary commentée avec l'aide de P. Faure Éditions Albin Michel.
- Les Rouages du Yi Jing, introduction au Livre des Changements par C. Javary. Éditions Philippe Picquier.
- Le Yi Jing, par C. Javary. Editions du Cerf, collection Bref, n° 20.
- Le Yi Jing en Dessins. Bande dessinée bilingue, traduit du chinois par C. Javary & Wang Dongliang. Editions You-Feng




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