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HUANG SHAN, les montagnes célestes
Photos de Marc Riboud
Introduction François Cheng

Huang Shan / 1989 / Flammarion

Le Huang Shan se trouve dans la province centrale de An-hui, immédiatement au sud du fleuve Yang-tsé. Immense chaîne de montagnes, le Huang Shan est composé d'une multitude de monts dont les plus renommés, selon la tradition, sont au nombre de soixante-douze. Au milieu de cet ensemble impressionnant se dressent une vingtaine de sommets aux falaises abruptes et aux ravins profonds. Les trois plus hauts, tous au-dessus de 1800 mètres sont la Capitale du Ciel au sud, le Lotus-éclos plus à l'ouest, et la Cime-lumineuse plus au nord. Au triangle que forment les trois pics viennent se joindre deux autres pics, moins hauts mais équipés de structures d'accueil : le Paravent de Jade, situé entre la Capitale du Ciel et le Lotus-éclos, et puis l'Oie-blanche, dans le secteur des Mers du Nord. Ces cinq pics principaux, reliés entre eux par des chemins, forment ainsi, au cœur du Huang Shan, une constellation qui offre, à partir de n'importe quel point, de vertigineuses perspectives…

Entre toutes les montagnes de Chine, célébrons le Huang Shan. Elue entre toutes en effet, cette chaîne de montagnes, située au cœur de la Chine. Par la splendeur de ses sites qui composent un ensemble à la fois contrasté et harmonieux, par l'étrange dialogue noué entre ses pins et ses rochers à l'aspect vivace ou fantastique, dialogue que ponctuent les échos des sources et des cascades, par la présence de ses brumes et nuages, fascinants de nuances colorées et de mouvements variés et qui l'auréolent d'un mystère sans cesse renouvelé, et enfin, par tous les mythes attachés à ce haut lieu hanté par des figures légendaires et par les meilleurs peintres et poètes à travers les siècles, elle incarne, par excellence, ce qu'il y a de plus constant et de plus profond dans l'imaginaire chinois.

photo de Marc Riboud

Pourpres ou azurés, passés au lavis ou nimbés d'un halo lumineux, brumes et nuages ont leur palette en accord avec celle des rochers et de la végétation. On les voit monter de la vallée vers le sommet et évoluer d'un mont à l'autre, les entraînant dans un processus de métamorphoses perpétuelles. Comme pour accomplir un rituel sacré, avant l'aube on se rend sur la haute terrasse ou sur le mont Lion-accroupi pour voir les flots de nuages déchirés par le soleil levant, et le soir, irrésistiblement, on se dirige vers l'ouest, jusqu'au belvédère Nuages-déferlants pour voir les marées de nuages emporter le soleil couchant. A ces heures la nature même, avec ses monts, ses pins, ses rochers, le Singe-contemplant-l'océan, la Déesse-offrant-des-fleurs, l'Immortel-séchant-ses-bottes, silhouettes soudain figées là, au premier plan, semble frappée de stupeur. Spectacle grandiose auquel on ne se lasse pas de participer, tant il change de lumière et d'aspect à chaque instant.

Faute de mots, là aussi, pour les décrire, nous nous contentons de souligner, une fois encore, les sentiments profonds que nourrissent les Chinois pour les brumes et les nuages. Matière insaisissable et évanescente entre toutes, ceux-ci leur apparaissent pourtant comme des substances charnelles. Dès lors, ils entretiennent avec eux des rapports quasiment "sensuels". Les poètes ne parlent-ils pas de "dormir au sein des brumes et nuages" ou de "caresser brumes et nuages"? Et les adeptes du taoïsme conseillent, eux, de se "nourrir de brumes et nuages".

Tout Chinois qui parvient au Huang Shan éprouve l'étrange sensation de retrouver "son lieu et son milieu", de "toucher au but". Pour peu qu'il s'y attarde toutefois, il fait l'expérience d'un amour passionnel qui le dépasse, il éprouve la présence d'un être combien réel et pourtant désespérément inaccessible, à la fois comblé de beautés palpables et chargé d'indicibles mystères, tour à tour attirant et fuyant, révélant et cachant... Rien d'étonnant à ce que, de tout temps, poètes et peintres le comparent à une ensorcelante figure féminine qui hante et féconde leur imagination.

photo de Marc Riboud

Une question surgit : que signifie donc, aux yeux des Chinois, la montagne? Pour y répondre, il nous faut faire un léger détour, en évoquant brièvement la cosmologie chinoise. D'après celle-ci, le souffle primordial émanant du Vide originel se divise en deux souffles vitaux Yang et Yin, lesquels, par leur continuelle interaction, régissent le fonctionnement de Dix mille êtres du monde créé. Le Yang et le Yin, représentant respectivement le principe de la force active et celui de la douceur réceptive, s'incarnent, à différents niveaux de l'univers vivant, dans des entités formant couple. C'est ainsi que le Ciel-Yang s'accouple avec la Terre-Yin ; dans l'ordre céleste, à leur tour, le Soleil-Yang s'accouple avec la Lune-Yin, et dans l'ordre terrestre, la Montagne-Yang avec l'Eau-Yin, etc.

Il ne s'agit point, entre les entités accouplées, d'une opposition rigide et statique. Grâce au Vide médian, les deux entités s'attirent dans la tension et se complètent dans l'harmonie. Elles sont dans un rapport de devenir réciproque. Chaque entité, douée de sa propre nature Yin ou Yang, est amenée à solliciter l'autre et à acquérir par-là les vertus de son partenaire. En sorte que dans l'idéal le véritable Yang doit contenir du Yin, et le Yin du Yang. Comme dans un couple humain où il convient que l'homme possède des vertus féminines et la femme des vertus masculines, la Montagne, par exemple, n'est pas murée dans sa nature Yang. N'oubliant pas qu'à son origine, elle n'était que "vague figée", elle n'a de cesse de s'approprier les qualités de l'Eau. Quant à l'Eau, Yin en son état naturel, ne se révèle-t-elle pas capable du Yang lorsqu'elle se mue en vague puissante?

photo de Marc Riboud

Ainsi, la Nature, sous son apparente fixité, se présente comme un ensemble dynamique, en perpétuel devenir. Soulignons, cependant, que la Montagne constitue une entité exceptionnelle entre toutes, possédant une sorte de complétude en elle-même. Avant tout Yang par ses rochers et ses pics, elle n'est point dépourvue de Yin grâce à ses sources et ses cascades. Et surtout elle recèle en son sein brumes et nuages qui l'entraînent sans cesse dans de secrètes métamorphoses. En effet, selon l'imaginaire chinois, le nuage, à la fois condensation de l'eau et en même temps, forme de montagne, est éminemment un Vide médian qui participe des deux natures. Avec brumes et nuages baignant ses flancs, la Montagne semble prête à plonger pour se fondre dans l'Eau, et l'Eau, elle, à monter pour s'ériger en Montagne. Ainsi, la Montagne réalise en elle-même un mouvement circulaire aussi fondamental qu'exemplaire.

Les sages et artistes en Chine l'ont compris, eux qui ont cherché avec tant d'ardeur à communier avec la Montagne. Ils se perdent volontiers au cœur des "mille cimes et dix mille grottes" pour admirer quelques beaux sites certes, mais avant tout pour se ressourcer aux forces vitales, celles-là mêmes qui animent l'Univers, rétablissent l'alliance entre Terre et Ciel et confirent, selon le rêve taoïste, l'immortalité. Rien d'étonnant d'ailleurs à ce que le mot désignant un Immortel soit en idéogramme un composé du signe "l'homme" et du signe "Montagne". Et le mot en son entier est emblématique d'une sagesse millénaire authentiquement vécue. Au VIIIe siècle, Li Pô, le grand poète de la dynastie T'ang, toujours en quête de rencontres avec des ermites et de cet état de communion totale avec la Création, faisait de fréquents séjours en montagne. Il n'est pas un sommet de quelque renom en Chine où il n'ait laissé ses traces. Ses riches expériences, il les résumera dans un célèbre quatrain intitulé: "A un ami qui m'interroge":

Pourquoi demeurer au cœur de ces vertes montagnes?
Je souris, sans répondre, le cœur tout serein.
Fleur de pêcher, au gré de l'eau : mystérieuse voie...
Un ciel-terre autre, non celui des humains!


photo de Marc Riboud

Ce paysage si typique du Huang Shan, constamment baigné dans une brume colorée et mobile, incarne l'idéal de la peinture chinoise. D'ordinaire, pour qualifier un tableau de paysage bien exécuté, on dit qu'il est "plus vrai que nature". Ici, au sein du Huang Shan, le visiteur subjugué ne manque jamais de s'exclamer: "Mais c'est plus vrai que la peinture chinoise!" En effet, cette peinture montre souvent des paysages si éthérés, comme irréels, que ceux-ci donnent l'impression d'avoir été purement imaginés par les artistes. Or, le Huang Shan est justement un de ces lieux en Chine qui démentent cette impression. S'il a depuis toujours inspiré les peintres, c'est surtout à partir du début du XVIIe siècle, lors de la chute de la dynastie Ming, qu'il a partie liée avec l'art pictural. Un groupe de peintres éminents - Hungjen, Mei Ts'ing, Shih T'ao, K'un Tsan, etc. - s'y retirèrent alors, en plus ou moins longs séjours, et formèrent une école de peinture. Depuis lors le Huang Shan est devenu un véritable berceau de l'art.

A chaque mouvement de renouveau, c'est là qu'on vient puiser énergie et inspiration nécessaires. Pour ne citer que les plus grands noms de l'époque moderne, un Huang Pin-hung, un Chang Ta-ch'ien, un Fu Pao-shih, se sont pris de véritable passion pour lui. Après la terrible période de la Révolution Culturelle, les peintres, une fois de plus, n'ont rien trouvé de mieux que le Huang Shan comme lieu de ressourcement, pour tenter de renouer avec la grande tradition du passé. Un besoin urgent, presque pathétique, pousse des centaines, voire des milliers d'entre eux à entreprendre le pèlerinage du Huang Shan, à y venir et revenir.

photo de Marc Riboud

Comment d'ailleurs ne pas être frappé, ici, par la présence odorante et bruissante de ces fameux pins de Huang Shan, découpant dans le vide leurs silhouettes majestueuses ou tourmentées? Certains s'élancent en véritables seigneurs du lieu, esquissant les gestes d'un cérémonial millénaire: le pin Accueillant-les-hôtes, le pin Coussin-de-prière, etc. Aussitôt après les pins, s'imposent les masses noires des rochers granitiques aux formes fantastiques et portant des noms évocateurs: le rocher Ecureuil, le rocher Immortel, le rocher Paon-jouant-avec-le-lotus, etc. Et si l'on pousse plus loin la promenade, on aboutit au rocher Venu-d'ailleurs-en-volant, à juste titre célèbre. Sur le sommet plat d'un précipice, se dresse verticalement un roc précairement penché comme la tour de Pise, haut de 12 mètres et pesant 360 tonnes. Vestige de l'époque glaciaire comme tous les autres rochers, il a été posé là, dans une attitude "éternellement provisoire", pareil à un oiseau géant faisant halte un instant avant de reprendre son envol.

Signalons ici un fait particulier qui a sa signification profonde: au Huang Shan, les pins et les rochers sont intimement liés; plus que solidaires, ils sont inséparables. Beaucoup de pins poussent en effet à même le rocher, s'arrachant du dur carcan avec une force stupéfiante. Leurs racines sécrètent un acide qui érode la pierre et la transforme en une sorte d'humus. Malgré vents et tempêtes ils tiennent bons. Il s'établit alors entre pins et rochers un jeu de contrepoint jamais lassant, tant sont variées les attitudes qu'ils prennent et contrastés les rapports qu'ils entretiennent. D'un côté, les rochers aux teintes mauves claires ou noires luisantes; les uns austères, veillant avec gravité, les autres presque tendres, arrondis comme des mamelles; de l'autre côté, les pins couleur d'argent ou d'émeraude, tantôt élancés, les bras ouverts vers le haut, tantôt recourbés, jouant avec les ombres. Toutefois, si les Chinois sont sensibles au jeu formel entre ces deux espèces minérales et végétales, ils le sont encore plus au dialogue essentiel, plein de connivence qu'elles nouent entre l'enracinement dans la Terre et l'élan vers le Ciel, entre la rigueur et la grâce, dialogue auquel participe en profondeur l'esprit humain. On se trouve en présence de ce mouvement circulaire de devenirs réciproques dont nous avons parlé à propos de la cosmologie chinoise. Un poème d'inspiration taoïste ne dit-il pas :

Rocher propulsant arbre
Arbre aspirant rocher
Cercle ouvert renouant l'alliance terre et ciel
Cercle fermé renouvelant le mystère à trois faces
Dans l'ombre offerte homme errant
Asseoit enfin son royaume.

photo de Marc Riboud

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