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Structure de l'occasion
par François Jullien

Traité de l'efficacité. Edition Grasset
Illustrations de Marie France Chauvière et Jeannine Hénon



1.
Le hasard d'une part, l'art de l'autre : entre tuché et techné, un troisième terme s'interpose pour penser l'action - l'occasion (kairos). Qu'il s'agisse de la navigation, de la médecine ou de la stratégie, telles que Platon les aligne à la suite, entre ce qui, d'un côté, relève de la fortune (ou de la " divinité ") et, de l'autre, ce qui est " nôtre " (la technique), l'occasion opérerait la jonction d'où provient l'efficacité : elle est le moment favorable qui est offert par le hasard et que l'art permet d'exploiter; grâce à elle, notre action est en mesure de s'insérer dans le cours des choses, elle n'y fait plus effraction mais réussit à s'y greffer, profitant de sa causalité et s'en trouvant secondée. Grâce à elle, le plan concerté trouve à s'incarner, cet à-propos nous donne prise, il assure notre maîtrise. En politique aussi, reconnaît le philosophe, "j'attendais toujours pour agir le bon moment ". Car l'occasion est nécessaire pour qu'il puisse espérer mettre en pratique la "théorie ". But-action-occasion : le schéma désormais est complet, l'occasion venant ajuster l'un pour assister l'autre. Car " la fin de l'action " est elle-même " relative à l'occasion", rappelle Aristote.


Dernière coordonnée à prendre en compte, par conséquent, pour penser l'action efficace, celle du temps Car l'occasion est cette coïncidence de l'action et du temps qui fait que l'instant soudain devient une chance, que le temps alors est propice, qu'il paraît venir à notre rencontre, occurrit, qu'il est une occurrence. Temps favorable, qui conduit au port, "opportun" - mais temps fugace aussi : temps minimal en même temps qu'optimal, qui point à peine entre le pas encore et le déjà plus et qu'il faut " saisir" pour réussir. Alors que la science porte sur l'éternel (ce qui est toujours identique et qu'on peut démontrer: toujours l'idéal des mathématiques), l'utile est éminemment variable, reconnaît Aristote : car "ceci est utile aujourd'hui mais ne le sera pas demain". " En vue de la fin qu'il faut ", convient-il donc de préciser de la façon qu'il faut et quand il faut : le bien se trouvant à décliner selon les catégories, dès lors qu'on ne croit plus à une idée du Bien qui soit générale, l'occasion sera le bien selon la catégorie du temps, autrement dit "le temps en tant qu'il est bon". Et même à l'intérieur de cette catégorie du temps, "ce sont des sciences différentes qui étudient des occasions différentes", et l'occasion se concevra différemment en médecine et en stratégie; à la limite, il y aurait même autant d'occasions spécifiques que de situations. Mais du même coup - et c'est là à nouveau le contre-coup de la critique adressée à Platon, l'occasion court le risque d'être insaisissable. Car, éparpillée comme elle est à travers la diversité de ses occurrences, peut-elle être encore objet de "science", et même de "technique" - puisque la technique aussi veut du général ?


Marie France Chauvière


L'importance de l'occasion - kairos - n'en est pas moins affirmée d'un bout à l'autre de notre Antiquité. "Rien ne vaut mieux que de la connaître" (Pindare) elle est "le meilleur des guides dans toute entreprise humaine" (Sophocle), sa "toute-puissance" est affirmée. Dès les premiers poètes, Homère et Hésiode kairos apparaît lié à la définition de l'acte efficace, nous dit Monique Trédé, et "c'est bien là, semble-t-il, la clé de la notion", à laquelle l'essor des techniques, au Ve siècle, conférera son plein développement : dans son entreprise de persuasion, l'orateur ne s'aide pas seulement du raisonnement pour mettre en valeur le vraisemblable (eikos), il s'attache également à tirer parti des circonstances en saisissant l'occasion et s'exprimant à propos (de Gorgias à Isocrate); de même, la médecine hippocratique se défie des préceptes trop généraux et vise à adapter la thérapeutique, en l'absence de tout élément "stable" (kathestekos), à la particularité et la "bigarrure " des cas rencontrés : non seulement en vue de réaliser le bon dosage - et le kairos médical est d'abord une affaire de mesure - mais aussi, au cours du traitement, en réponse à la " crise ", pour intervenir quand il faut.


Sous le fond d'évidence qu'ils ont fini par tisser, au point que notre pensée de l'occasion paraît désormais aller de soi (ou ne serait-ce pas plutôt notre "im-pensée"?), nous commençons d'apercevoir les partis pris théoriques de ce "temps opportun" - autrement dit, quelles sont les composantes grecques de l'occasion. Car son arrière-plan n'est autre que celui de l'ontologie en opposant l'être au devenir, le " stable " au " mouvant " c'est pour adapter la règle à l'instabilité des choses - ou plutôt pour que celle-ci s'y trouve enfin adaptée - qu'on "attend" l'occasion; de même sa conception repose-t-elle sur la relation qui a le plus marqué l'essor de la philosophie, celle du particulier et du général au point même d'en radicaliser l'opposition (et, s'enfermant alors dans la particularité, comme chez Aristote d'échapper à la théorie). Elle est alors l'ultime ressource qui nous reste dans un monde privé de la fixité des essences, livré au temps et dans lequel nous sommes forcés d'agir; mais ressource néanmoins parce quelle reste habitée par l'harmonie : entre le trop et le trop l'occasion est summetros, elle rejoint l'idéal grec du nombre et de la mesure. Enfin, c'est à partir des technai, qu'est conçue l'occasion, et celle-ci l'est en relation a l'action. Aussi la question ne peut-elle être évitée : que reste-t-il de cette conception du temps opportun (et s'agit-il encore de " temps "?), dès lors qu'on la sort de ces choix implicites : dès lors que nous ne l'envisageons plus dans la perspective de l'action, mais selon cette autre logique que nous avons commencé de suivre - celle de la transformation? Si l'"occasion" n'en disparaît pas pour autant, sa structure, en revanche, on le conçoit d'avance, est à repenser.


2.
Nous trouvons pourtant aussi, en Chine, la notion de moment opportun, "adapté", à "ne pas manquer" (au risque sinon de perdre son efficacité stratégique). La aussi, le bien se voit distribué selon une multiplicité d'aspects : de même que pour l'"esprit " le bien est la "profondeur", ou pour "les affaires" la "capacité" pour la "mise en mouvement" il est le "moment " et ce moment du "déclenchement" ne doit pas être "retardé ". Reste à voir de plus près comment l'ancienne littérature stratégique comprend celui-ci. A la suite du potentiel de situation illustré par le torrent qui, dans son élan, est à même de charrier les pierres, ce moment du déclenchement est évoqué par l'image de 1'oiseau qui, fondant soudain sur sa proie, d'un seul coup lui rompt les os. C'est qu'il a frappé pile à l'instant qu'exigeait la distance le séparant de sa cible (cf. la notion de jie désignant d'abord le nœud de la tige du bambou puis de là la conjoncture et la juste mesure); et si l'attaque déclenchée possède alors le plus d'intensité, au point de briser net le corps de la victime, c'est qu'un maximum de potentiel est accumulé. Car, comme le précise un commentateur (Wang Xi), "l'élan foudroyant de l'oiseau de proie résulte du potentiel de situation", à l'instar du torrent qui charrie les pierres, et "c'est du potentiel de situation que découle ensuite le moment qui convient pour attaquer". Ou, selon le texte canonique, le potentiel crée la tension vertigineuse d'où vient l'élan, après quoi le moment adapté est très "court". À l'accentuation préalable, et progressive, s'oppose le bref instant de la prise; mais l'enchaînement se poursuit au sein d'une même image : "le potentiel de situation est comme bander l'arbalète et le moment opportun est comme en déclencher le mécanisme ".


Voici donc que s'esquisse une autre conception de l'" occasion " : non plus comme la chance qui s'offre au passage, par un heureux concours de circonstances, incitant à l'action et favorisant son succès; mais comme le moment le plus adéquat pour intervenir au cours du processus engagé (au point que, à la limite, cette intervention n'en est plus une - tellement on y est poussé), celui où culmine la potentialité progressivement acquise et qui permet de dégager le plus d'efficacité. Comme le précise un commentateur (toujours Wang Xi), ce potentiel de la situation " vient de loin " même si le moment de l'attaque est si bref. Dans l'optique de la transformation, l'occasion n'est plus que l'aboutissement d'un déroulement, et la durée l'a préparée; d'où, loin de survenir à l'improviste, elle est le fruit d'une évolution qu'il faut prendre à son départ, dès qu'elle apparaît.


Jeannine Hénon


Cette occasion est autre, ou plutôt elle est double, puisqu'on la rencontre aux deux bouts de la durée : derrière l'occasion qu'on croit voir surgir à l'improviste, et dont il faut savoir à l'instant profiter, s'en profile une autre, en amont d'elle, qui est le point de départ du processus engagé et dont celle-là procède au terme du déroulement. Nous avons affaire, en effet, non pas à un mais à deux instants cruciaux (i.e., au début et à la fin de la transformation) : celui, terminal, où l'on tombe enfin sur l'ennemi avec un maximum d'intensité, au point que celui-ci se trouve aussitôt défait; et celui, initial, où a commencé à s'opérer le clivage à partir duquel le potentiel a progressivement basculé d'un des côtés. Autant, au stade terminal, l'occasion est devenue flagrante, autant, à son stade initial, elle n'est encore que très difficilement perceptible; mais c'est cette première démarcation qui pourtant est décisive, puisque c'est d'elle que débute la capacité d'effet et que l'occasion finale n'en est, somme toute, que la conséquence. Il était donc logique que la réflexion stratégique, en Chine, reporte son attention du moment du déclenchement au moment initial où s'esquisse la tendance qui conduit à celui-ci. La réflexion s'attache à discerner le " potentiel de la situation " à son stade " embryonnaire", "à l'état d'amorce". Car, nous l'avons vu, le stratège pourra ensuite compter sur son développement et se laisser porter par lui ; plus tôt donc il percevra cette amorce de potentiel et mieux il saura en profiter. Tout se joue au stade du plus infime et le moindre processus qui s'engage, serait-ce l'" envol d'un insecte " ou le " rampement d'un ver ", tel le battement d'aile du papillon, de Lorenz à Prigogine, a lui aussi son incidence.


Et la sagesse, sur ce point encore, recoupe exactement la stratégie. Car qu'il s'agisse de se conformer en soi-même à la moralité, ou de déployer dans le monde son efficacité, l'un et l'autre, sage et stratège, sont conduits à scruter le point de départ de la tendance, et c'est même là leur premier souci. Si minime soit-elle, en effet, dès lors qu'elle s'affirme, la tendance modifiera infailliblement la situation : le premier scrute la moindre déviation de son for intérieur car, à moins qu'il ne la corrige aussitôt, elle l'écartera de plus en plus de la voie; le second scrute la moindre propension favorable qui s'amorce au sein du monde car, dès lors qu'il la repère, il pourra s'appuyer sur elle jusqu'à soi aboutissement. Au moment de l'amorce, en effet, rien ne se voit encore mais déjà une orientation est engagée Ou, comme l'explicite un commentateur à propos de la morale, aucune marque sensible ne s'est encore actualisée mais la mise en mouvement a déjà lieu, et cet ébranlement infime, si l'on n'y prend garde, aura des conséquences infinies. Car, à peine commence-t-il à poindre qu'il infléchit déjà le cours des choses (ou de la conscience) et peut déployer de plus en plus loin ses effets - à la longue, dans la durée. De cette précieuse notion d'amorce, la leçon est donc facile à tirer : le potentiel de la situation qu'on voit surgir à l'occasion était à déceler à sa première préfiguration; car, au lieu que cette occasion soit fugitive, on pouvait en suivre alors pas à pas le déploiement et donc être sûr - et prêt - de frapper au bon moment.


Toute l'attention stratégique est donc à reporter à ce stade initial, en amont de l'" occasion ", moment discriminant bien que non encore patent, qui fait imperceptiblement pencher la situation, et d'où découlera progressivement le succès. Là est le premier déclenchement, secret mais commandant l'autre, où se " tranche " de la façon la plus subtile ce qui fera ensuite tout basculer. En même temps que l'occasion se dédouble, la notion de "crise" (krisis au sens de "décision") est donc elle-même à repenser. Car le moment critique ne correspond plus au stade de la manifestation (cf. dans la médecine hippocratique où la crise est le moment où la maladie se "juge "), mais se déplace en amont jusqu'au stade le plus infime - celui de l'amorce - où commence à s'opérer le clivage et qui est " décisif". Il n'est plus lié au spectaculaire, comme dans l'action théâtrale, mais au plus discret. Mais sait-on le détecter, on peut alors prévoir l'évolution et la gérer; et la " crise " peut être désamorcée.




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