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Pré-mouvement et Organisation gravitaire
Par Hubert Godard

Extrait d'un article intitulé " le Geste et sa Perception "
Photos de Xavier et Isabelle VAYRON


Développons la notion de " pré-mouvement " ou le langage non conscient de la posture. La posture érigée, au-delà du problème mécanique de la locomotion, contient déjà des éléments psychologiques, expressifs, avant même toute intentionnalité de mouvement ou d'expression. Le rapport avec le poids, c'est-à-dire avec la gravité, contient déjà une humeur, un projet sur le monde. C'est cette gestion particulière à chacun du poids qui nous fait reconnaître sans erreur, et au seul bruit, une personne de notre entourage qui monte un escalier. Inversement, en apesanteur, comme les cosmonautes nous le montrent, l'expressivité est radicalement autre, car le repère essentiel qui nous permet d'interpréter le sens d'un geste est profondément modifié.




Nous nommerons " pré-mouvement " cette attitude envers le poids, la gravité, qui existe déjà avant que nous bougions, dans le seul fait d'être debout, et qui va produire la charge expressive du mouvement que nous allons exécuter. La même forme gestuelle - par exemple une arabesque - peut être chargée de significations différentes selon la qualité du pré-mouvement, qui subit de très grandes variations alors même que la forme perdure. C'est lui qui détermine l'état de tension du corps et qui définit la qualité, la couleur spécifique de chaque geste. Le pré-mouvement agit sur l'organisation gravitaire, c'est-à-dire sur la façon dont le sujet organise sa posture pour se tenir debout et répondre à la loi de la pesanteur dans cette position. Tout un système de muscles dits gravitaires, dont l'action échappe pour une grande part a la conscience vigile et à la volonté, est chargé d'assurer notre posture ; ce sont eux qui maintiennent notre équilibre et qui nous permettent de tenir debout sans avoir à y penser. Il se trouve que ces muscles sont aussi ceux qui enregistrent nos changements d'état affectif et émotionnel. Ainsi, toute modification de notre posture aura une incidence sur notre état émotionnel, et réciproquement tout changement affectif entraînera une modification, même imperceptible, de notre posture.


Ces muscles gravitaires, parce qu'ils sont chargés d'assurer notre équilibre, anticipent sur chacun de nos gestes : par exemple, si je veux tendre un bras devant moi, le premier muscle à entrer en action, avant même que mon bras ait bougé, sera le muscle du mollet, qui anticipe la déstabilisation que va provoquer le poids du bras vers l'avant. C'est le pré-mouvement, invisible, imperceptible pour le sujet lui-même, qui met en œuvre en même temps le niveau mécanique et le niveau affectif de son organisation. Selon notre humeur et l'imaginaire du moment, la contraction du mollet qui prépare à notre insu le mouvement du bras sera plus ou moins forte et donc changera la signification perçue. La culture, l'histoire d'une personne, et sa manière de ressentir une situation, de l'interpréter, va induire une " musicalité posturale " qui accompagnera ou prendra en défaut les gestes intentionnels exécutés.




Les résistances internes au déséquilibre, qui sont organisées par les muscles du système gravitaire, vont induire la qualité et la charge affective du geste. L'appareil psychique s'exprime à travers le système gravitaire, c'est par son biais qu'il charge de sens le mouvement, le module et le colore du désir, des inhibitions, des émotions. Le tonus résistant du système gravitaire s'induit avant même le geste, dès le moment où se formule le projet d'une action, et ce à l'insu du sujet, en amont de sa conscience vigile.


Dans le film Zîegfeld Follies de Vincente Minelli (1945), Fred Astaire et Gène Kelly exécutent un duo où ils réalisent en même temps et précisément les mêmes gestes. Cependant, pour chacun des danseurs, l'effet produit est radicalement différent. Comment expliquer cette différence ? Le passage du film au ralenti, image par image, nous montre que malgré leur intention de produire les mêmes mouvements, l'anticipation de l'attaque du geste - le pré-mouvement - est à l'opposé chez l'un et l'autre : Gène Kelly s'assure d'abord du sol par un mouvement de jambes et de rassemblement du corps (mouvement concentrique) puis s'oriente dans l'espace par le regard ou le bras et amorce son attaque dans un repoussé du sol, suivi d'une extension dans la direction choisie. Il organise son rapport à la gravité de bas en haut, du dedans vers le dehors. Fred Astaire, à l'opposé, commence toujours par un mouvement d'orientation dans l'espace, regard, tête ou bras : cela provoque d'abord une extension, une suspension (mouvement excentrique), puis entraîne un déséquilibre qui est ensuite stabilisé par un mouvement de jambes vers le sol. Il organise son rapport à la gravité de haut en bas, du dehors vers le dedans. Dans le ralenti, Gène Kelly démarre toujours légèrement plus tard, mais arrive avant, tant cette concentration anticipatrice lui donne une qualité " explosive ", particulière à la qualité féline de son mouvement. La manière de Fred Astaire est plus étale dans le temps, par la grâce de son inimitable suspension.




Ces flux d'organisation gravitaire, qui se jouent avant l'attaque, vont alors modifier profondément la qualité du geste et le colorer de nuances qui nous " sautent " aux yeux, sans que nous puissions toujours en donner la raison. On peut dès lors distinguer le mouvement compris comme un phénomène relatant les stricts déplacements des différents segments du corps dans l'espace - même titre qu'une machine, produit un mouvement - et le geste qui s'inscrit dans l'écart entre ce mouvement et la toile de fond tonique et gravitaire du sujet : c'est-à-dire le pré-mouvement dans toutes ses dimensions affectives et projectives. C'est là que réside l'expressivité du geste humain, dont est démunie la machine.




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