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Le schéma du GRAND RETOURNEMENT
par Cyrille J.D. JAVARY

Discours de la Tortue









Ce diagramme, maintenant familier aux Occidentaux tant il est repris dans de nombreux logos publicitaires, est très souvent appelé "le dessin du dao ". Bien que surprenante de prime abord - le dao, indéfinissable par essence, ne peut être représentable - cette dénomination se révèle finalement d'assez bonne sagesse puisque ces deux " gouttes" noire et blanche donnent à voir la rythmique du battement Yin/Yang, qui est bien la manifestation de ce fonctionnement des choses au niveau sensible. Pourtant, ce n'est pas ainsi que les Chinois désignent ce dessin. Ils l'appellent tai ji tu, c'est-à-dire le dessin (tu) du Tai Ji






Tai Ji n'est pas une expression banale. Ces deux idéogrammes, ceux par lesquels s'ouvre le passage du Grand Commentaire qui a intéressé SHAO Yong, occupent une place importante dans la pensée traditionnelle, raison qui sans doute leur a valu des traductions assez étonnantes.


Dans l'encyclopédie informatique d'un important fabricant de logiciels, on trouve par exemple "Tai Ji, en chinois: Grand Ultime ". L'expression sonne bien, elle emporte l'adhésion. Mais ce n'est pas une traduction, plutôt une projection, le placage d'une idée métaphysique occidentale sur une abstraction chinoise.


François Jullien l'a remarqué quand il souligne à propos du passage du Grand Commentaire que " c'est surtout le premier terme de cette énumération (tai ji) qui, dans la mesure où il peut servir à représenter l'origine, a retenu l'attention des philosophes ultérieurs. (...) En effet, influencé par l'exigence métaphysique nouvelle que le bouddhisme a introduite en Chine, les penseurs néo confucéens de la dynastie Song ont été conduits à voir en ce terme la clé de voûte de tout le système : il est censé, en servant ainsi de terme premier, fournir son concept à l'absolu, établir le fondement de la réalité. Le pas est facile à franchir alors qui conduit à ériger la notion en entité métaphysique. "


Ce pas, les missionnaires le sauteront sans états d'âme. L'un des plus célèbres d'entre eux traduira par exemple le même passage : " Il y a dans les transformations le grand Premier Commencement. Celui-ci engendre les deux puissances fondamentales. Les deux puissances fondamentales engendrent les quatre images. Les quatre images engendrent les huit trigrammes ". Et il le commente ainsi : " Le grand Premier Commencement joue un rôle considérable dans la philosophie naturelle ultérieure. A l'origine, ji est la poutre faîtière, donc un trait simple, symbolisant la pose d'une unité .Mais en posant l'unité, on pose à la fois la dualité, car en même temps on fait apparaître un dessus et un dessous. L'élément conditionnant est ensuite désigné comme ligne non divisée, tandis que l'élément conditionné est représenté par une ligne divisée , ce sont là les deux puissances fondamentales polaires qui sont par la suite désignées comme Yang le lumineux et Yin l'obscurs. "


" Grand Premier Commencement ", " Grand Ultime" (on trouve aussi "Faîte Suprême"), toutes ces dénominations ont un point commun: leurs initiales en majuscules. Nous sommes tellement habitués à cet artifice typographique, propre à notre manière d'écrire, que nous en oublions souvent l'effet psychologique et idéologique qu'il induit. Pourtant, l'initiale en majuscule correspond à "une modification du sens qui métamorphose le mot, volatilise sa valeur concrète et le projette à un autre niveau de résonance". Toutes choses impossibles à concevoir par l'esprit chinois. Comment voulez-vous en effet appliquer une initiale en majuscule à un dessin? Un caractère n'est pas seulement invariable, il est aussi immuable.


Ces majuscules donnent aux expressions " Grand Ultime" ou " Faîte Suprême" des allures de divinités primitives qui les rapprochent de nos dieux indo-européens. Cela n'était pas indifférent aux milieux missionnaires. Ils tenaient avec cette interprétation de l'expression tai ji un témoignage de la croyance chez les indigènes chinois à un pouvoir supérieur dont découle tout ce qui existe qui arrangeait bien leur activité missionnaire.


Il importe donc, avant de voir l'usage qu'en fera SHAO Yong, de comprendre plus précisément ce que les Chinois entendent par cette expression. Pour y voir plus clair, commençons par le troisième caractère, le plus général.






Ce caractère (qui se prononce " tou " est très courant. Dans les classifications des bibliothèques impériales, il désigne d'une manière générale les plans, cartes, graphiques, diagrammes, tout ce qui, dans un monde d'idéogrammes, sans être un signe d'écriture, est un dessin signifiant. " Schéma" semble plus approprié pour le traduire que " dessin ", qui a en français un côté artistique absent du terme chinois, qui n'est employé que pour des réalisations à caractère pratique, laissant à un autre idéogramme (hua) celles à caractère esthétique






L'idéogramme se compose de deux éléments. À gauche le radical arbre , signe général des objets façonnés en bois. Â droite, un groupe complexe dans lequel on distingue la représentation d'un être humain, placé entre ciel et terre (les deux traits horizontaux) et encadré par les signes de la parole et de l'action . L'ensemble de l'idéogramme évoque donc un objet façonné en bois et situé deux fois à la jonction entre les éléments d'une dualité concertante.


Sur la nature de cet objet, tout le monde est d'accord. Il s'agit de la poutre maîtresse, celle située au plus haut de la charpente et sur laquelle s'appuient et se rejoignent les deux pentes du toit. Comme il ne fait aucun doute non plus que ce terme technique n'est pas employé ici dans son sens propre mais comme une image, la symbolique que l'on peut en tirer dépend étroitement du point de vue à partir duquel on considère cette poutre.


Si l'on se place à l'intérieur d'un bâtiment, cette poutre sera vue comme ce qui couronne et maintient la charpente, la cause première de sa stabilité, image qui va se superposer avec une métaphore très familière aux chrétiens, celle de la clé de voûte des coupoles des églises romanes.


Pierre ronde située au sommet de la voûte et sur laquelle s'appuient toutes les autres pierres de la coupole, la clé de voûte deviendra une des images fortes de l'édifice intellectuel de la chrétienté médiévale, une allégorie globale de la création au sommet de laquelle se tient Dieu, cause de toutes les causes, origine unique faisant tenir tout l'édifice.


Transposant cette métaphore sur les édifices chinois, les missionnaires regarderont tout naturellement cette poutre faîtière comme un "faite suprême ", qu'il suffira d'orner de majuscules pour qu'il devienne une sorte d'avatar oriental du " fait suprême " créateur de toutes choses au Ciel et sur la Terre. Paul Claudel, qui par ailleurs a écrit des pages magnifiques sur la Chine et l'amour qu'il lui porte, est lui aussi tombé dans ce genre de piège sémantique lorsqu'il fait du dao taoïste une dénomination exotique du Dieu qu'il prie. Malheureusement, les anciens Chinois ne connaissaient pas les églises romanes et ils n'ont que fort rarement élevé des voûtes en pierre ; dans le caractère ji, rien n'indique une quelconque transcendance. Même dans ses graphies les plus anciennes, l'idéogramme montre le ciel et la terre compris comme les constituants d'un tout organique.


L'assimilation par les Occidentaux de cette poutre maîtresse à la clé de voûte de leurs églises ne vient pas tant de la poutre elle-même que de l'endroit d'où on la regarde. La clé de voûte ne peut se contempler que de l'intérieur - de l'extérieur elle est recouverte par la toiture -, la poutre maîtresse des bâtiments chinois, en revanche, est invisible de l'intérieur, car elle est masquée par les caissons formant plafond. Mais de l'extérieur, dépassant largement du sommet du toit et le plus souvent magnifiée par d'énormes têtes de dragon qui l'embouchent à chacune de ses extrémités, elle est particulièrement apparente.


Le changement de lieu d'observation modifie sensiblement l'ensemble du point de vue et toute la symbolique qui en découle. De l'extérieur, la poutre faîtière ne peut pas être perçue comme une sorte de sommet absolu et inaccessible vers lequel converge tout ce qui s'élève, induisant l'idée d'un idéal supérieur qui ne se peut contempler qu'en levant la tête et en joignant les mains. De l'extérieur, la poutre faîtière devient la manifestation d'un retournement, l'endroit où la pente du toit change de sens. C'est pour cette raison qu'elle deviendra pour l'esprit chinois le symbole général du retournement incessant, familier de la pensée du changement.


Cette signification figurée d'un retournement faisant suite à une culmination explique l'emploi de l'idéogramme "poutre " dans des expressions proverbiales comme par exemple :









qui signifie " [lorsque] la joie (le) atteint son apogée (ji), [alors] naît (sheng) la tristesse (bel.) " ; ou bien encore cette autre, construite sur le même modèle :






signifiant " [lorsque] la prospérité (tai) atteint son apogée (ji), [alors] naît (sheng) l'adversité (pi) " et qui présente en outre la particularité de mettre en relation le nom de deux hexagrammes (PROSPÉRITÉ, l'hexagramme 11, et ADVERSITÉ, l'hexagramme 12 dont les architectures linéaires jouent elles aussi sur le retournement entre un mouvement de montée suivi d'un mouvement de redescente.


Ce caractère dérive directement de l'adjectif " grand" dont il constitue une sorte de superlatif. Il en est assez proche phonétiquement (" grand " se prononce da) et n'en diffère graphiquement que par la petite accrochée à la "jambe" gauche de l'idéogramme " grand". S'il n'y a aucun doute à propos du sens de ce caractère il désigne la qualité de ce qui est très grand, la culmination de la grandeur -, c'est sur son emploi dans cette expression que l'on peut s'interroger. Pourquoi les rédacteurs de l'Antiquité ont-ils éprouvé le besoin de requalifier par un superlatif cette poutre maîtresse qui était déjà l'indication d'une culmination?


On peut penser que l'emploi de ce superlatif leur offrait un double avantage; d'abord induire la lecture symbolique de l'expression entière et ensuite confirmer qu'il s'agit bien d'une culmination, donc d'un retournement et non d'une simple élévation.


Dans une perspective du Yin/Yang, toute chose une fois parvenue à son extrême se transforme en son contraire. En mettant l'accent sur l'extrême de la grandeur, la présence de ce superlatif opère comme une sorte de présélection du sens, insistant sûr la future transformation qui attend cette grandeur. Il confirme que l'expression tai ji est bien l'évocation dynamique du " grand retournement " caractéristique du "fonctionnement" de toutes choses.


Mais cela ne suffit pas pour en conclure que la représentation des deux gouttes noire et blanche entrelacées est ce que désignent les mots tai ji. Ce serait confondre un dessin avec le nom qui lui est attribué, et oublier qu'en la circonstance un millénaire les sépare.



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