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Le Bonheur est dans le Pré
par François JULIEN










" Sa vie est comme flotter, sa mort comme se reposer ".


" Flotter " dit la capacité à ne s'immobiliser dans aucune position en même temps qu'à ne tendre vers aucune direction ; à la fois à se maintenir en mouvement continu, entraîné par l'alternance respiratoire du flux et du reflux, et à ne pas y subir de dépense ou y risquer de résistance.


En retirant la pensée de la destination et, par là, en laissant résorber l'idée de la finalité, " flotter " est le verbe qui contredit mieux l'aspiration et tension au bonheur ; ou qui dit le mieux l'entretien et nourrissement du vital.


En se refusant, précisément à être d'aucun côté, " ne se braquant ni pour ni contre ", ainsi que le recommandait Confucius (Entretiens, IV, 10) le Lettré chinois s'est de lui-même interdit la constitution d'un autre côté (que celui du pouvoir) et s'est fermé la possibilité d'une dissidence. Aussi ne s'est-il jamais mué en intellectuel s'adossant à un ordre de valeurs qui ne serait pas celui sécrété par l'Histoire.


Pour que se constitue un ordre - affranchissant - du politique, il faut la production d'une utopie ; et c'est à quoi a servi précisément, en Occident, l'attachement convulsif à l'idée du bonheur. Il fallait payer ce prix-là, ce prix fort, celui d'une idée du bonheur constamment à refaire, pour que s'élabore, promouvant une autonomie, cet ordre à part du politique.









" Il dormait
S'éveillait "


Le commentaire a beau gloser le premier terme par "détendu, à l'aise", le second par "content, en soi-même" (Liou traduit: "s'endort paisiblement" et "s'éveille tout A son aise " : et Graham : " slept sound and woke up fresh"), il n'empêche que c'est, la valeur impressive de chacun des mots, confortée par leur répétition, qui est ici primordiale, car le second surtout n'a guère de sens spécifiable. Ce terme ne déspécifie pas seulement, il désignifie aussi; et, appelant à cette relâche du sens, libère l'esprit de la pression dans laquelle nous sommes si tôt immergés, de par nôtre appartenance humaine, et qui est la source du stress le plus continu, mis à peine en veilleuse par le sommeil: celui des codifications et des rections du langage.


Le Zhuangzi est riche à l'infini pour dire ce relâchement déstressant (des significations, des actions, des obligations) en nous décalant subrepticement, de la résolution volontaire. Tout commence pourtant toujours comme un topos stoïcien (chap. 5, Guo, p. 212) : ces vicissitudes de la mort et de la vie, de la survivance ou de la disparition, de la misère ou de la gloire, de la pauvreté ou de la richesse, etc., "ne méritent pas de troubler l'harmonie personnelle ni de pénétrer dans le for intérieur"...


Mais, à nouveau, point discrètement l'écart avec le stoïcisme. La " sagesse " sera de faire en sorte, est-il poursuivi, qu'on puisse "continuer" et " passer " au travers de ces vicissitudes (en restant, en " communication ", en soi-même comme avec le monde - double sens de tong) sans qu'elles fassent jamais obstruction (et donc qu'on se départe de sa "joie"). Il suffit, fait dire une nouvelle fois le sage taoïste à Confucius, que " jour et nuit, et sans la moindre césure-fissure, on soit printanier [" vaille en printemps "] dans son rapport au monde".


L'absence de césure cassant le dynamisme signifie, comme dans les arts martiaux chinois, qu'il convient de rester ouvert à la vertu per se de la transition ; de même, ce "printanier" ne dit pas l'attachement, au printemps (et donc le regret, qu'il passe) mais qu'on demeure contemporain de l'essor qui ne cesse d'activer la vie… Par suite, un tel maintien est strictement évolutif, et non pas résolutif, comme dans le stoïcisme. Il n'est pas seulement de garder harmonieuse et bienfaisante sa relation avec le monde, comme le comprennent d'abord platement, en faisant servir les représentations courantes, des commentateurs chinois; mais aussi d'" évoluer de concert avec lui " comme les saisons évoluent: de sorte que, au travers même de l'enchaînement des vicissitudes, et porté qu'on est par leur passage (du seul fait de ce constant passage), ou maintienne continûment sa vitalité en phase avec le stade de fraîcheur - printanier- de l'incitation qui vient.







Ce relâchement libératoire, qui est le contraire d'un laisser-aller renonçant tout autant que d'un raidissement volontaire, mais procède, par-delà les excitations et stimulations parasites, d'une ouverture au grand flux incitatif qui ne cesse de renouveler le monde, ne va pas sans conditionnement ni maintien physiques. Il appelle à s'inscrire dans le comportemental - ou plutôt il en résulte; c'est même là, on le sait, un point qui démarque le plus ostensiblement l'enseignement du nourrissement vital de 1a philosophie. Quand, dans le Zhaungzi, Dent-ébréchée demande à Porte-vêtement ce qu'il en est de la "voie ", tao, ce dernier 1ui répond aussitôt (chap.22, Guo, p. 737) : " Rectifie ta position, unifie ton regard et l'harmonie du ciel [naturelle] va venir; replie ton intelligence, unifie ton attitude et [la dimension de l'] esprit va t'habiter... ". " Quand la voie résidera en toi, est-il conclu, tes pupilles seront comme celles d'un nouveau-né ", ton regard demeurera naïf, ingénu, non prévenu, et "tu ne seras plus à t'enquérir de la causalité ". Est enfin tari le sempiternel, et épuisant pourquoi des choses.


On sait que, dans les temples zen, un des premiers apprentissages est effectivement de se tenir assis, droit mais sans contrainte, de façon "correcte" mais sans poser: ni raide ni affaissé; sinon, inutile de rester... Plus que tout un discours, la rectification, silencieuse de la position fait entrer d'elle-même dans la juste appréhension. Il suffira de se bien caler, à. même la rigueur du sol, de sorte que se déploie l'" artère dorsale" (du: par où passe la circulation énergétique), mais sans chercher pour autant à se hausser ni avoir à se tendre : se dissolvent alors les obstructions et coagulations intérieures. De par cette "unification de l'attitude" se trouve restauré le lien faisant communiquer dedans et dehors, et le monde se trouve à nouveau " logé " dans le monde, ou les êtres "hébergés dans leur usage", ainsi, que l'a dit Zhuangzi. Se décharge l'appel stressant à donner du sens (à la vie, à la mort, etc.). Le zen ne cesse de renvoyer à la mise en œuvre d'un tel effet, qui est sensation aussi bien qu'idée, et en fait l'appui non équivoque de son enseignement. Dans ce passage-ci, la relaxation aurait même si bien réussi, est-il noté non sans humour (humour tant à l'égard des prescriptions du rituel que des rapports entre Maître et disciple, qu'il faut apprendre à renverser) : Porte-vêtement, n'aurait même pas fini de parler que l'autre, délaissant enfin, les inquisitions fastidieuses de l'intelligence, "s'est profondément endormi … ".




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