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Sagesse Taoïste
par Cyrille J-D. Javary


Les trois sagesses chinoises / Albin Michel
Photos : Alain Bru







C'est sur un terreau chamanique croissent deux branches du taoïsme. L'une, que l'on pourrait appeler le taoïsme " populaire", est apparue vers la fin du II siècle de notre ère, sous l'influence d'un certain Zhang Daoling (34-156). Perdurant jusqu'à aujourd'hui, elle a rapidement pris les caractéristiques extérieures d'une "religion". Quelques siècles plus tard, pour se défendre contre l'influence grandissante du bouddhisme, elle en copia toutes les formes extérieures, en particulier vestimentaires et monastiques, comme nous le verrons à la fin de ce chapitre.


L'autre, que l'on peut appeler le taoïsme "lettré", (celui qui nous intéresse ndlr) est née de la réflexion des lettrés chinois à partir d'un texte philosophique complexe et de haute volée, le Dao De Jing, jadis écrit Tao Te King, et attribué à Laozi, censé avoir vécu au Ve siècle avant notre ère. Cette réflexion, vivifiée par des penseurs de premier plan comme Zhuangzi (IV siècle avant notre ère), se développe tout au long de la période dite des "Royaumes combattants" (403-221) puis durant la dynastie des Han, étendant son influence sur tout ce qui concerne le corps humain, depuis les exercices de santé qui deviendront les arts physiques actuels - tai ji quan et qi gong - jusqu'aux spéculations alchimiques et magiques. Le taoïsme philosophique tenta un renouveau, le néotaoïsme, au moment du déclin de l'empire (III-Vl siècle de notre ère), mais la montée en puissance du bouddhisme ne lui fut pas favorable. Il connut un certain regain grâce au néo-confiicianisme (X-XIIIe siècle). Bien que resté cher au cœur des Chinois, le taoïsme philosophique est aujourd'hui assez délaissé par les élites cultivées, laissant le champ libre au taoïsme populaire qui sera finalement vers la fin de l'empire, au tournant du XX siècle, associé au rejet généralisé des formes jugées rétrogrades de la culture chinoise traditionnelle.





Le taoïsme se nomme en chinois dào jia, littéralement "école du dao". Il est donc important de regarder d'un peu plus près ce caractère qui lui sert de nom. Souvent en Occident, les écoles philosophiques sont nommées à partir d'un mot bien spécifique et qui n'appartient qu'au seul domaine qu'il désigne. Ce n'est pas le cas de l'idéogramme dào.


Bien au contraire, c'est peut-être le mot le plus utilisé par les différentes écoles chinoises, de l'Antiquité à nos jours. Pourquoi? Parce qu'il est inséparable de l'idée de "conduite juste" - qui est la seule vraie question à laquelle chacune des différentes écoles de pensée ont tenté d'apporter une réponse. Et si le Yi Jing, le Classique des changements, est considéré comme le livre de base de la culture chinoise, ce n'est pas seulement parce que c'est le grand livre du yin et du yang mais aussi parce qu'il peut être utilisé comme manuel d'aide à la prise de décision, permettant justement de proposer à chacun, en fonction des circonstances qu'il traverse, la "conduite juste", c'est-à-dire la stratégie optimale, le dào approprié. Pour comprendre pourquoi "conduite" est finalement une des significations les plus communes de l'idéogramme dào, il nous faut regarder d'un peu plus près ses différentes harmoniques.





L'un des premiers à avoir montré que les deux éléments dont l'idéogramme dào est composé sont d'égale d'importance est mon professeur Kyril Ryjik. Ces deux composants sont 1- le signe général de la marche, du mouvement en général, et 2 -shôu qui, employé seul, signifie au sens propre "tête, chef, souverain" et au sens figuré "essentiel, capital, principal, originel ".


La combinaison des notions de tête et de mouvement fait apparaître un premier niveau de sens, celui de "chef conduisant la marche" qui, rapidement, amène à l'idée de conduite de la marche" qui, à son tour, conduit à "voie" (à suivre parce que ayant été tracée par le chef). Enfin, cette voie n'a plus alors que peu de chemin à faire pour en venir à signifier "principe" (qui dirige) et, à nouveau par application, "conduite" (à suivre pour s'insérer harmonieusement dans un tout en perpétuel changement).


Le second niveau de sens de l'idéogramme dào est plus social, voire plus politique. Il signifie alors "règle des actions humaines, doctrine, principe" et surtout "conduite", au double sens de ce mot en français : aussi bien le fait de conduire un groupe que celui de se conduire soi-même. Il est alors utilisé pour mettre en rapport la conduite de la société telle qu'elle est entraînée par la conduite de son souverain, et la conduite de sa famille par celle du père.





Si toutes les écoles philosophiques chinoises utilisent donc le mot dào au sens de "conduite", la grande divergence se fait entre les confucéens qui considèrent cette conduite comme devant s'engendrer dans le domaine politique, par les comportements personnels vertueux, et les taoïstes qui pensent trouver la conduite juste loin de la société, dans la spontanéité naturelle. Car c'est uniquement dans le contexte spécifique du taoïsme que ce caractère prend une fonction particulière. Il y sert en effet de pseudonyme désignant (pour pouvoir en discourir) le mouvement spontané qui anime tout ce qui existe. Mais ce n'est qu'un pis-aller et les taoïstes n'en sont pas dupes. D'ailleurs, nous sommes avertis dès le premier paragraphe que ce dont traite le Dao Te King est par nature bien au-delà des mots :


"Voie qu'on énonce N'est pas la Voie


Nom qu'on prononce N'est pas le Nom"


À la différence de Confucius qui s'appuie sur les mots pour affermir les attitudes, les taoïstes ressentent une méfiance certaine envers le langage qui, pour eux, dénature cet en deçà de tout auquel ils cherchent à se relier. Le Dao Te King non seulement s'ouvre, mais se ferme aussi sur cette contradiction :


"La parole authentique n'est pas séduisante


La parole séduisante n'est pas authentique"





Le mot dào apparaît pour la première fois revêtu de tous ses atours philosophiques dans un texte capital de la fin du IV siècle avant notre ère, le Commentaire canonique du Yi Jing, le Classique des changements, sous une forme d'une exemplaire simplicité :


" yi yin yi yang zhï wèi dào "


" un yin un yang cet ensemble est appelé fonctionement "


Diamant de la pensée chinoise, cette phrase a longtemps été mal comprise. Grâce à Jean-François Billeter, nous savons maintenant qu'elle recèle à la fois la profondeur et l'humour des Chinois et qu'il faut l'entendre tout simplement comme : "Une fois yin, une fois yang, c'est ainsi que tout fonctionne."


Sa particularité est de faire apparaître pour la première fois les mots "yin" et "yang" dans le sens abstrait et philosophique qu'ils allaient garder jusqu'à nos jours. Avant, ces deux mots désignaient simplement les deux versants d'une montagne, celui exposé au sud, l'adret, (yang), celui exposé au nord, l'ubac (yin). En devenant les emblèmes de l'alternance animant toutes les choses vivantes, ces deux idéogrammes ont acquis un véritable statut dans la pensée lettrée.





Cependant, il faut se garder de les lire avec les évidences philosophiques qui nous sont usuelles.


Yin et yang ne sont pas plus des états stables que des attributs, pas plus des opposés que des complémentaires. Pour l'esprit chinois, ce sont d'abord des outils efficaces facilitant la perception du passage continuel de la nuit (yin) au jour (yang), du froid hivernal (yin) à la chaleur estivale (yang), etc. On comprend mieux alors pourquoi les pires traductions de ces deux caractères sont "femme" et "homme ", catégories parmi les plus fixes sur terre. Et il apparaît mieux alors pourquoi c'est au cœur du Yi Jing, le Classique des changements, qu'ils ont été d'abord formalisés, exposés et développés.


Emblèmes de l'alternance, yin et yang servent aussi de label de classement. La simplification usuelle de ces deux caractères souligne cet aspect normatif en spécifiant le yin par le signe de la lune et le yang par celui du soleil. L'habitude fut donc prise de ranger sous l'aile du yin tout ce qui est lunaire, nocturne, mystérieux, intérieur, privé, et sous celle du yang tout ce qui relève du solaire, du diurne, du visible, de l'extérieur, du social, sans que l'aspect classificatoire l'emporte sur l'aspect dynamique. Il sera courant par exemple de dire que le taoïsme est le versant lunaire de l'âme chinoise et le confucianisme son versant solaire - image convenue qui montre par ailleurs combien était improbable l'enracinement du bouddhisme.







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