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La CALLIGRAPHIE CHINOISE
par Cyrille J.D. JAVARY, puis par François CHENG


La conception chinoise du monde, contrairement à la philosophie occidentale, est moins basée sur la vérité que sur la cohérence, on ne pense pas l'être mais le processus. Aussi, pour chaque calligraphie, n'est-ce pas le résultat final qui importe le plus, mais le tracé, le mouvement du pinceau sur le papier, lui-même reflet de la qualité éthique du calligraphe.

La calligraphie est tout autant un art, dans lequel plusieurs disciplines se rejoignent (poésie, peinture, écriture), qu'une quête spirituelle. C'est avant tout sur lui-même que l'artiste travaille pour perfectionner sa personnalité, pour s'accomplir moralement en harmonie avec la création universelle.




L'œuvre reflète donc l'homme, cependant la calligraphie n'est pas seulement le produit de sa personnalité mais sa personnalité devient elle-même un produit de la calligraphie. Cet art du trait devient l'instrument de la propre métamorphose de l'artiste.

Aussi, n'est-ce pas le "beau" qui est recherché mais l'énergie vitale transmise par le calligraphe, l'accord entre les mutations des formes et les mutations du monde, l'authenticité de l'artiste, le naturel absolu. La perfection d'une œuvre dépend donc entièrement de la vérité humaine de l'artiste.



La trace d'un mouvement :

Extrait du Discours de la Tortue de Cyrille J.D. JAVARY


Arrêtons-nous un instant sur l'idéogramme qui paraît être le plus simple de tous les signes chinois : le chiffre " 1 " que nous avons déjà rencontré lors de l'évocation de l'invention des traits. Dans tous les manuels de calligraphie, il est décrit comme étant un "simple petit trait horizontal ". Ne nous y trompons pas, il recèle bien plus que cela.




Pour tracer cet unique trait, le pinceau est amené d'abord à se recourber, s'enrouler, s'aplatir, puis il doit s'élancer d'un jet, et ensuite s'assagir, s'enrouler à nouveau et finalement s'élever tout doucement comme quittant à regret la feuille où subsiste la trace de sa danse. Tous ces mouvements, dont la complexité d'exécution est le piège favori des professeurs de calligraphie éprouvant ainsi l'ardeur des débutants, se déploient selon trois étapes principales : un mouvement global d'expansion, jeté ici vers la droite et le haut du rectangle imaginaire dans lequel est équilibré le tracé, le " corps " du trait, d'abord précédé, préparé pourrait on dire, par un mouvement de concentration dirigé à l'inverse, vers la gauche et le bas et effectué en rotation et ensuite suivi, parachevé, paraphé par un mouvement également dirigé à l'inverse du jeté d'ensemble, une rotation encore, accueillant, apaisant pourrait-on dire la tension nécessitée par le jeté précédent.

Voilà comment pour écrire le " un " nous avons été amenés à faire un pas de trois ! Comment par le simple exercice du pinceau nous avons tout naturellement été amenés à faire précéder et suivre le (mouvement) Yang par le (mouvement) Yin, retrouvant ainsi l'ordre traditionnel d'énonciation ainsi que le rythme habituel d'exécution de la plupart des mouvements du Tai Ji Quan et découvrant, masqué par l'apparente unicité du jeté horizontal, les deux pas Yin qui ont entouré, nourri, scandé et permis sa réalisation.

Et ce n'est là qu'un aperçu de ce qui pourrait être dit sur ce simple tracé et sur les raisons pour lesquelles les Chinois ont une certaine admiration pour les lignes en général et particulièrement pour les traits que leurs pinceaux font naître. On aperçoit aussi comment pour l'esprit chinois peut s'estomper la différence qui nous semble évidente entre calligraphie et arts physiques du Qi. L'un comme l'autre sont des recréations de la circulation du souffle vital, des incitations à retrouver sa fluidité ; ils ne diffèrent que par le matériau employé. Le premier emploie le pinceau et le papier, le second le corps et l'espace ; les deux renforcent le corps et apaisent l'âme…

Le mouvement de jeté qui, dans le tracé du chiffre " un", s'enracine avant d'être lancé et s'apaise une fois terminé et qui donne son " ossature " au trait final, n'est pas un mouvement de l'esprit, c'est la manifestation de la vie même, du souffle qui s'incarne dans chacune des formes vivantes. Voilà pourquoi les manuels de calligraphie disent que, lorsqu'il est bien tracé, le caractère "un" doit avoir l'aspect d'un " os de patte d'oiseau ". Mais on aurait tort de prendre cette image élégante pour une métaphore poétique, c'est une affirmation philosophique. À la coupure irréductible et fondatrice entre le monde des humains et celui de la nature, justifiant dans les cultures indo-européennes l'emprise de ceux-là sur celle-ci, l'acte de foi de l'écriture chinoise oppose l'idée que l'affirmation de la dignité humaine tient plus à l'unisson avec la nature qu'à sa soumission. On n'écrit pas en Chine pour affirmer une différence, mais pour affiner une consonance.




Le YI :

Extrait des " Cinq méditations sur la beauté " de François CHENG


À sa base, l'idéogramme yi désigne ce qui vient de la profondeur d'un être, l'élan, le désir, l'intention, l'inclination ; l'ensemble de ces sens pouvant être englobé approximativement dans l'idée d' " intentionnalité ". Combiné avec d'autres caractères, il donne une série de mots composés aux sens variés mais ayant entre eux des liens organiques : on peut grosso modo les ranger sous deux catégories, ceux qui relèvent de l'esprit : idée, conscience, dessein, volonté, orientation, signification ; ceux qui appartiennent à l'âme : charme, saveur, désir, sentiment, aspiration, élan du cœur. Enfin, les surplombant tous, l'expression yi jing, " état supérieur de l'esprit, dimension suprême de l'âme ".




Cette dernière notion, yi jing, mérite d'être soulignée. Elle est devenue, en Chine, le critère le plus important pour juger de la valeur d'une œuvre poétique ou picturale. Nous aurons à y revenir. D'après sa définition, on voit qu'elle a trait aussi bien à l'esprit qu'à l'âme. Ceux de l'artiste qui a créé l'œuvre, certes, mais également ceux de l'univers vivant, un univers qui se fait, qui se crée, que la langue désigne par le terme Zao-wu " Création ", voire Zao-wu-zhe " Créateur ". D'une façon générale, on dit souvent que la pensée chinoise n'a pas eu l'idée de la " Création ", au sens biblique de ce terme. Il est vrai que cette pensée n'a pas été hantée par l'idée d'un Dieu personnel ; elle a, en revanche, éminemment le sens de la provenance et de l'engendrement, comme l'attestent les affirmations de Laozi : " Ce qu'il y a provient de ce qu'il n'y a pas " ; " Le Tao d'origine engendre l'Un, l'Un engendre le deux, le deux engendre le Trois, le Trois engendre les Dix mille êtres ". Tout cela est proche certes de la notion de démiurge, tout en ayant un contenu plus complexe, plus subtil.

Depuis Zhuangzi - du IVe siècle av. j.-C., un des pères fondateurs du taoïsme - qui a utilisé à deux reprises ce mot Zao-wu-zhe, " Créateur ", penseurs et poètes, au long de l'histoire - Liu Zongyuan, Su Shi, Li Qingzhao, Zhu Xi, Zheng Xie par exemple --, ont développé l'idée de Zuowu-you-yi : " Créateur ou Création est doué de désir, d'intention. " En sorte que le grand théoricien Bu Yantu, du XVIIIème siècle, a pu affirmer de façon lapidaire : " L'usage du yi est immense assurément ; il a présidé au Ciel et à la Terre. " je rappelle ces idées pour signifier que selon l'optique chinoise, une œuvre créée, celle d'un individu, ou l'univers vivant en tant qu'œuvre, procède certes de la forme, mais ô combien aussi du yi. C'est dans la mesure où le yi, dans une œuvre particulière, atteint son plus haut degré, jusqu'à résonner en harmonie avec le yi universel, que cette œuvre acquiert sa valeur de plénitude et de beauté. Le yi-jing en question, outre son sens d'" état supérieur de l'esprit, dimension suprême de l'âme ", signifie alors " accord, entente, communion ".




Aux yeux d'un Chinois, la beauté d'une chose réside donc en son yi, cette essence invisible qui la meut. C'est le yi qui est sa saveur infinie, qui n'en finit pas de susciter parfum et résonance. Parlant d'une personne dont l'âme ne meurt pas et dont la présence demeure, on use de l'expression liu-fang-bai-shi, qui veut dire : " son parfum qui reste est impérissable ". Le parfum qui est à la jonction du corps et de l'âme devient ici le signe de l'âme même. Ainsi, pour revenir à la rose, c'est par le parfum qu'elle accède à l'infini de son être. Le parfum n'est plus un accessoire de la rose, il en est l'essence, en ce sens que son parfum lui permet de rejoindre la durée de la Voie, celle qui œuvre dans l'invisible.



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