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Le TAO TE KING
par François JULIEN
Aquarelles de Pierre Ghys




Pekin-Temple-du-Ciel

Pekin-Temple-du-Ciel / Pierre Ghys




D'où nous vient le Tao Te King ?

Comme souvent pour les textes anciens, le Tao Te King est pris dans une sorte d'aura, de nimbe brouillant les origines. Selon la tradition, un auteur aurait existé, un sage plus âgé que Confucius : Lao Tan (on le connaît plus simplement sous la dénomination de Lao Tseu, " Tseu " signifiant " le maître "). Avec ses 81 paragraphes (environ 5 000 mots), le Tao Te King est le texte de pensée chinoise le plus court et le plus traduit en Occident. Cet ensemble de formulations, qui apparaissent comme autant d'aphorismes, aurait été mis en forme au cours du IVème siècle avant notre ère, en réaction contre les milieux ritualistes, avec pour essentiel dessein de faire surgir d'autres façons de concevoir l'efficacité. C'est ainsi un précis de l'art de gouverner.

Le Livre de la Voie et de la Vertu - vertu au sens de capacité tout autant qu'au sens moral, ou bien encore " en vertu de " - a été transmis par la tradition, appris par cœur, mais des versions écrites plus anciennes ont été découvertes au cours des dernières décennies dans des tombes, à Mawangdui et à Guodian, dont l'étude permet de décaper quelque peu le mysticisme projeté sur Lao Tseu par les Occidentaux.




Hong-Kong-Tour

Hong-Kong-Tour / Pierre Ghys




Pourquoi cette propension à une interprétation mystique de la part des Occidentaux ?

Parce qu'ils appliquent à ce texte leurs schémas de pensée ontologique, alors que le Tao n'est nullement une pensée de l'Etre. D'où le malentendu. Les formulations du Tao, concises et souvent à teneur paradoxale, lui ont donné un caractère énigmatique, si bien que les traductions en ont fait une sorte de pensée de l'ineffable, en contrepoint de l'être grec ainsi que du dieu chrétien. Or, s'il y a une pensée de l'absolu dans le " Lao Tseu ", ainsi que des restes cosmogoniques et cosmologiques, l'important est que s'en détache une vision des processus et des procédures, ce qui est le double sens de " tao ". Il n'est pas " la Voie qui mène à… ", mais le chemin de la viabilité selon lequel les choses adviennent, et l'on peut se conduire.

C'est donc essentiellement un traité d'efficacité.

Le premier paragraphe traite du rapport entre l'il y a et l'il n'y a pas, que l'on traduit couramment par l'être et Ie non-être -, mais le Tao ne " fonctionnant " pas en termes d'être ou de non-être puisqu'il n'y a même pas de verbe disant " l'être " au sens d'existence -, il faut bien comprendre que il n'y a pas est la mère génitrice de Il y a. C'est de l'il n'y a pas (d'actualisé) que tout advient et s'actualise. La voie du Tao est cette sorte de fond indifférencié d'où tout émerge, et à quoi tout s'en retourne. En prenant conscience de ce déploiement et de ce retour, la conduite humaine se mettra en phase avec cette processivité.

A nous de nous décaler de l'usage fantasmatique qu'en a fait l'Occident rationaliste, dualiste et métaphysicien, qui se figure l'Orient comme étant l'envers de lui-même, car penser l'autre comme étant inverse, c'est rester chez soi. L'intérêt de lire le " Lao Tseu " est de nous conduire à retravailler notre pensée pour l'ouvrir à une pensée extérieure à elle, ce qui nous conduit à décatégoriser pour recatégoriser. Le Tao n'a ni dimension absurde, ni mystère, ni mystique. L'amour, source directe de notre mystique œil occidentale, ne s'y trouve donc pas. Aucun dialogue, aucune prière, |aucune adresse : il n'y a pas de " toi ". Le Tao tire simplement parti des processus.




Pagodes-Guilin

Pagodes-Guilin / Pierre Ghys




On ne parlera donc pas de valeurs, à la manière occidentale ?

Non plus que de concepts, mais plutôt de cohérences, cohoerere : attacher ensemble. Lao Tseu joue sur des formules provocantes, mais dont les pensées coordonnées "fonctionnent". Prenons par exemple le début de la seconde partie du Tao. Paragraphe XXXVIII : " La vertu supérieure n 'est pas vertueuse ; c'est pourquoi elle a la vertu. La vertu inférieure ne quitte pas la vertu ; c'est pourquoi elle est sans vertu. " Pourquoi la vertu supérieure n'est-elle pas vertueuse ? Parce que tant qu'elle est dans son essor, elle n'est pas encore actualisée, elle n'est pas reconnue comme vertueuse ; et lorsqu'elle est enfin caractérisée, elle n'est déjà plus à l'œuvre. Comprendre cela, c'est saisir aisément la suite : pour la vertu inférieure qui ne cesse d'accumuler de façon besogneuse des actes reconnus comme vertueux, il n'y a plus déjà de vertu.

Cette formule se vérifie en art. Baudelaire l'avait bien compris, qui disait : " Il y a des tableaux qui sont faits et qui ne sont pas finis, et des tableaux finis qui ne sont pas faits. " La montée en puissance ne présente pas encore les traits caractéristiques d'un effet qui ne sera plus que cela. Telle est la vertu de l'esquisse - et toute la pensée de Lao Tseu : le cours, le processus. Ainsi, ce que l'on peut prendre pour une figure paradoxale, une énigme sur laquelle on projettera ipso facto du mysticisme, est en fait d'une cohérence parfaite - et des plus utiles pour (entre autres) la réflexion esthétique. La peinture moderne nous a fait prendre conscience qu'au stade de l'esquisse, l'œuvre encours est plus à l'œuvre que l'œuvre achevée pour les musées, où tout est léché, saturé. Ce qui est déterminé est en aval ; c'est l'étalé déjà pétrifié ; il n'y a plus d'effet, alors que l'essor est en amont. Pascal l'a dit : " La grande éloquence se moque de l'éloquence. "




Pekin-Temple-du-Ciel-Qinian

Pekin-Temple-du-Ciel-Qinian / Pierre Ghys




Pouvez-vous poursuivre cette pédagogie par l'exemple ?

Abordons le paragraphe XLI : " Le grand carré n'a pas d'angles./Le grand œuvre évite d'advenir./La grande sonorité n'a qu'un son infime./La grande image n'a pas de forme. " Que le grand carré n'ait pas d'angles heurte la géométrie comme l'esprit grec. Pourquoi le carré sans angles est-il grand - au sens d'ampleur ? Parce que, tout comme la vertu supérieure, il ne se borne pas à la limitation du carré carré, besogneusement carré dans sa stricte opposition au cercle, mais dans son déploiement, qui ne se laisse saisir par aucune détermination définitive ; le carré dans sa générosité de carré, lequel ne saurait être borné avec quatre angles.

Formule suivante : " Le grand œuvre évite d'advenir " est l'illustration même de la difficulté de la traduction. Certains ont rendu cette pensée par " Le grand vase est lent à parfaire" -, ou bien encore " Le grand vase ne s'achève pas avant un long temps ", ce qui est d'une affligeante banalité. Autant de corrections par défaut de compréhension du texte chinois qui dit dans sa pureté : " Le grand œuvre (au départ, c'est la vaisselle : Qi) évite d'advenir complètement." Parce qu'il veut rester en processus, à l'œuvre. En advenant complètement, il n'est plus grand œuvre. Comme l'observait Picasso : " Achever un tableau, c'est comme achever un taureau. "

Pensée suivante : " La grande sonorité n'a qu'un son infime " nous fait appréhender ce qu'est l'intime du son. Le thème qui en a découlé dans la poésie chinoise est celui du poète Tao Yuanming (365-427), auteur notamment du Chant du retour (Guiqulai xi ci), dans lequel il évoquait sa vie à la campagne, après avoir quitté son métier de haut fonctionnaire à la cour impériale. Tao Yuanming jouait sur un luth sans cordes, car l'avènement des sons sur la corde - un son et pas un autre - implique une disjonction, et donc une privation, alors que caresser le corps du luth dans une " musique silencieuse " contient l'harmonie profonde, non encore fracturée.

Enfin, dernière pensée : " La grande image n'a pas de forme. " C'est l'image ample qui ne se limite pas à tel ou tel trait. Elle n'a pas de forme singulière et définitive. Elle se maintient dans le " compossible ". C'est ce qu'exprimé aussi l'art contemporain.

L'esprit du " Lao Tseu " n'est pas la Raison, trop marquée au sceau de la pensée européenne. Quant à la Vérité, elle nous renvoie plutôt à notre propre histoire de la philosophie. Le Tao est la cohérence, telle qu'on la voit déjà inscrite dans la veinure de la pierre : prenez un morceau de jade, plus vous le polissez, mieux la veinure interne apparaîtra. Et c'est en épousant cette cohérence de la veinure que vous cliverez le jade, sinon vous le briserez. Epouser les cohérences, c'est ce que nous apprend le " Lao Tseu ".




Pont-sur-le-Yang-Tse-Wuhan

Pont-sur-le-Yang-Tse-Wuhan / Pierre Ghys




Si le Tao apparaît comme un mode d'emploi de l'existence, apporte-t-il un enseignement moral ?

Il nous montre la voie du retour à l'harmonie. Tout ce qui est taillé trop pointu est conduit de par soi-même à se casser ; il ne faut pas se hisser sur la pointe des pieds. Le " Lao Tseu " est un livre sur le non-forçage : "Aider ce qui vient tout seul. " C'est ainsi que, dans cette civilisation d'agriculteurs qu'est la Chine, le sage Mencius vivant au IVe siècle avant notre ère dit que ce n'est pas en tirant sur la pousse qu'on fait croître la plante. Ce n'est pas non plus en restant bras ballants au bord du champ : on bine, on sarde, on accompagne le processus de la graine dans la terre. Tel est le principe du " non-agir " qui nous fait remonter à la source de l'efficience. Le " non-agir " n'est ni la passivité, ni le renoncement mais, les choses communiquant les unes avec les autres et se déployant d'elles-mêmes, le fait de ne plus être dans l'effort singulier et têtu, qui n'est qu'un forçage, un blocage. Ce qui vous permet de capter à nouveau la processivité du monde en vous branchant sur elle. D'où cette recommandation : " Ne rien faire, de sorte que rien ne soit pas fait. " Le " Lao

Tseu " est une pensée non d'explication (causaliste), mais d'élucidation, au sens où il fait advenir la lumière de l'intérieur des choses ; pensant non l'action mais " l'opérativité ", ce qui en fait une œuvre de stratégie.



L'Occident peut-il y être sensible ?

L'écart n'est pas au niveau des expériences. Mais nous avons théorisé, construit, parce que nous disposons de langues à morphologies, à syntaxes, avec des déclinaisons, des conjugaisons, des modes, des prépositions, des conjonctions, des relatifs. Aucun temps verbal, aucune déclinaison en chinois, qui parle comme à l'infinitif, avec seulement d'éventuels marqueurs de futur proche ou de passe. C'est une langue qui décrit l'opérativité des choses. La Chine ne " théorise " pas, elle ne pense pas le " pourquoi ", mais le " comment ". Résultat : " Agir-sans agir ", " S'affairer sans s'affairer ", "Parler sans parler" - mais cette parole sans paroles n'est pas le silence.




Sur-les-remparts-de-Xian

Sur-les-remparts-de-Xian / Pierre Ghys




Pourquoi est-il dit que le Tao est fade ?

Reportons-nous au paragraphe XXXV : " La musique et la bonne chère font s'arrêter le passant ; quand il passe dans notre bouche, le Tao est fade et sans saveur ; il ne peut être aperçu, il ne peut être entendu, mais il est inépuisable. " Ce qui importe n'est pas l'éternité mais le " sans-fin ", d'où l'attachement des Chinois à la longévité plutôt qu'à l'immortalité (de l'âme). Comment nourrir son souffle vital, la respiration qui circule non pas à partir de la gorge, mais des talons, qui fait que rien ne se bloque, puisque l'énergie revient sans cesse et fait tout communiquer.

Cohésion et cohérence… La musique et la bonne chère font donc s'arrêter le passant, il est attiré par leur saveur prononcée, ce qui, tôt ou tard, impliquera une lassitude. Par opposition, le Tao est "fade et sans saveur".

Le fade est en fait la saveur qui n'est pas démarquée. Elle n'a pas choisi entre le salé et le sucré, entre le doux et l'amer. C'est la saveur du foncier, sans détermination, donc sans perte ni privation. Comme dit notre scolastique : " Omnis determinatio est negatio. " La fadeur, c'est la saveur à peine amorcée, ou déjà en retrait, qui n'a pas franchi le seuil de sa disjonction. Ainsi de la musique silencieuse qui nous fait entendre le fonds d'harmonie. Ce qui n'est nullement métaphysique, puisqu'on ne nous dit pas de franchir le sensible pour aller vers un intelligible platonicien. Lao Tseu, par la fadeur, fait transparaître ce fonds sans fond indifférencié, en se défaisant du pouvoir démarquant du langage.



Pour faire apparaître ce fonds sans fond, quelle image produire ?

Des images désimageantes. Ce sera l'homme qui avance en hiver sur la glace. Tiendra-t-elle ou pas ? Des images qui ne dépeignent pas, mais " dé-peignent ", retirent le " peindre ", faisant apparaître le vide au travers du plein. Le vide renvoie les Occidentaux au néant : nous l'abordons de façon ontologique, alors qu'il est fonctionnel chez Lao Tseu. C'est le vide du vase que l'on peut remplir, celui du moyeu du char dans lequel les rayons de la roue vont entrer, celui des portes et fenêtres grâce auxquels une pièce peut " fonctionner ", et devenir habitable. Le Tao, chapitre XI dit : " Les trente rayons convergent en un moyeu : /là ou il n'y a rien, / il y a l'usage-fonctionnement du char. " Ce qui vaut comme profil au niveau de l'il y a (des choses et des êtres) vaut comme fonctionnement au niveau de il n'y a pas (d'actualisé), celui du fonds indifférencié, qui fait tout communiquer. Tel est le type de cohérence que le " Lao Tseu " nous fait élucider. Et cela se vérifie dans toute expérience.




Yang-Tse-Gorge-de-Kutang

Yang-Tse-Gorge-de-Kutang / Pierre Ghys





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