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Les Chevaliers errants
Par Catherine Despeux


extrait de TaiJi Quan, art martial, technique de longue vie / Trédaniel



Pour l'Occident, la Chine, lorsqu'elle n'est pas envisagée sous son aspect actuel, n'est trop souvent que l'empire du Milieu, celui des lettrés, des calligraphes, à la recherche du raffinement en toutes circonstances. C'est oublier la réalité quotidienne d'un peuple innombrable et essentiellement rural, oublier que la Chine fut sans cesse menacée par les guerres frontalières autant qu'intérieures, et qu'elle a par conséquent développé une forte tradition d'autodéfense. Les arts militaires ont donc de tous temps joué un rôle important dans la civilisation chinoise, dont l'idéal était d'ailleurs un équilibre entre les vertus civiles et les vertus militaires. Le Taiji quan est l'une de ces techniques d'autodéfense. Ce terme signifie " technique de combat à main nue du Faîte Suprême " ; il s'oppose au Taiji jian " technique de l'épée du Taiji " ou Taiji dao, " technique du sabre du Taiji ". Il a été classé par les Chinois dans les arts martiaux (wushu).

Dans la tradition chinoise, la force guerrière n'est pas tant destinée à attaquer, qu'à se défendre et à instaurer la " grande paix " (taiping), un thème que l'on retrouve tout au long de l'histoire de l'empire. Cet idéal de la grande paix, des groupes ou des sociétés secrètes aussi bien que certains individus se présentant comme défenseurs de la justice, se sont efforcés de le concrétiser. A côté de l'armée impériale, des héros sont apparus dont l'idéal était de prôner la justice, allant pour cela jusqu'à sacrifier leur vie, et n'hésitant pas à s'opposer à l'ordre impérial lorsqu'il était source d'injustice. Un adage chinois dit à leur propos : " Dès qu'ils trouvaient du désordre sur leur chemin, ils sortaient leur sabre pour apporter leur aide. " On s'en doute, ces actions chevaleresques étaient fort respectées et admirées d'un peuple qui avait parfois autant à souffrir de la rapacité des fonctionnaires que des attaques de brigands.

La littérature populaire abonde en histoires de ces héros, présentés en modèles au lecteur. Parmi les plus célèbres, citons le roman Au bord de l'eau de la dynastie des Ming, qui retrace les exploits de chevaliers redresseurs de torts, et reflète fort bien l'état de la société paysanne de l'époque. Tout aussi célèbre est le Roman des Trois Royaumes, récit des exploits de Zhang Fei, Liu Pei et Guanyu, ce dernier ayant d'ailleurs été divinisé pour devenir le protecteur des villages. La dynastie des Qing (1644-1912) a connu une floraison de ces romans de cape et d'épée, dont les héros sont dotés de maints pouvoirs surnaturels.

Dessin du TaiJi non divisé, tiré du Fanghu waishi Dessin du yin et du yang mélés, tiré du Fanghu waishi

L'existence de ces héros chevaleresques si populaires a été considérée par Sima Qian, premier historien officiel de la Chine, comme un phénomène suffisamment important pour qu'il leur consacre dans ses Mémoires historiques deux biographies, la " Biographie des assassins " et la " Biographie des chevaliers errants ", cette dernière étant introduite par cette citation du Hanfeizi, ouvrage légiste du IIIe siècle av. J.-C. : " Les Confucéens embrouillent la loi avec leurs écrits, les chevaliers errants violent les interdits en usant de leur force, tous deux sont à désapprouver. "

Sima Qian étant historien de la Cour ne pouvait nous livrer directement son opinion personnelle, mais il semble bien qu'en mettant cette citation en tête de ces biographies, il veuille se démarquer de la suite du texte, qui laisse percer une certaine sympathie pour ces chevaliers dont il nous rapporte l'existence. Ces chevaliers errants étaient un objet de crainte de la part du pouvoir central, auquel ils n'hésitaient pas à s'opposer, crainte justifiée puisqu'ils participèrent au renversement de plusieurs dynasties, telle celle des Yuan.

Dans ces biographies, Sima Qian distingue plusieurs sortes de chevaliers : les chevaliers plébéiens, les chevaliers des villages et ceux des villes. Cependant, les différentes études consacrées à ces hommes ne s'accordent pas pour en faire un groupe social particulier. Ces chevaliers errants et ces héros agissaient le plus souvent à la tête de milices qu'ils constituaient eux-mêmes ou qu'ils trouvaient déjà constituées dans les villages. Il semble qu'au cours de l'histoire chinoise, la plupart des villages se soient dotés d'une structure d'autodéfense plus ou moins élaborée suivant leur importance. Ce pouvait être ainsi une famille entière au sein de laquelle se développait l'enseignement des arts martiaux. Quant à l'origine sociale des membres de ces milices, la littérature populaire la précise rarement, encore qu'il semble établi qu'elles accueillaient un grand nombre de fils de familles pauvres.

Le TaiJi hetu, tiré du TaiJi quan tushuo Le TaiJi, tiré du TaiJi quan tushuo

C'est dans l'une de ces milices paysannes que le Taiji quan apparut au XVIIème siècle. La plupart des maîtres étant de basse extraction, nombre d'entre eux ne savaient ni lire ni écrire ; les documents authentiques, écrits par les maîtres eux-mêmes, sont donc fort rares et relativement récents. Cet ouvrage a donc été réalisé à la suite d'une enquête sur le terrain combinée à une expérience personnelle du Taiji quan, ce qui nous a permis de recueillir oralement un certain nombre d'informations introuvables dans les écrits. De plus, l'existence de documents de qualité n'a guère été favorisée par le mépris des lettrés pour les paysans souvent incultes qui pratiquaient les arts martiaux, ni par les rivalités entre les milices, qui maintenaient jalousement le secret de leur enseignement.

De fait, ce n'est qu'entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème que certains boxeurs se sont efforcés de noter ce qu'ils savaient ou de transcrire les paroles de leur maître. Mais le plus souvent. l'art se transmettait oralement de père en fils, au sein d'une même famille ou d'une même milice. Une exception à cette règle fut constituée par Yang Luchan, maître de boxe qui se rendit dans la famille Chen dont il reçut l'enseignement du Taiji quan, qu'il propagea par la suite à Pékin. C'est à partir de ce même Yang Luchan que le Taiji quan évolua de la technique de combat vers la discipline psychosomatique et le sport popularisé. A partir de 1925, on essaya de l'introduire dans l'éducation scolaire et il fut enseigné aux professeurs de gymnastique. Les mouvements difficiles à exécuter furent supprimés pour mettre sa pratique à la portée des vieillards et des amateurs, même non spécialistes d'arts martiaux. Il est donc devenu surtout une gymnastique, mais aussi une technique thérapeutique. C'est ce dernier aspect qui tend à se développer actuellement en Chine populaire. Par ailleurs, cet art martial faisant usage et développant une énergie intérieure par un travail du souffle, il s'apparente aux techniques taoïstes de longévité et est aussi considéré comme un art de longue vie.

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