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La Sagesse Chinoise
par Bernard Ducourant


Sentences et proverbes de la sagesse chinoise / Albin Michel








Pour quelle raison l'idée de sagesse se trouve-t-elle, aujourd'hui encore, si fortement liée dans nos esprits à la Chine antique des premières dynasties? L'Occident a pourtant vu naître quantité de fameux penseurs, surement même en plus grand nombre que là-bas. Mais, tandis que nos grands hommes allaient à la bataille en ordre dispersé, développant chacun pour soi ses idées dans des directions souvent fort opposées, les Chinois se trouvèrent au contraire très tôt guidés par I'unique et solide fil conducteur que constituait pour eux le concept du Yin et du Yang, aussi vieux que la Chine elle-même.


Le Yin et le Yang, ce sont les deux forces opposées mais complémentaires : l'énergie virale, Yang, et la matière inerte, Yin, qui règlent l'ordre de Ia nature et conditionnent le développement harmonieux de toute chose à la surface de notre planète et par conséquent, qui déterminent aussi le développement harmonieux de la société humaine.





Les uns _ les taoïstes _ en tireront une philosophie de la nature, tandis que les autres _ Confucius et ses disciples _ pratiqueront une forme de morale sociale fondée sur la vertu d'humanité, les uns et les autres se retrouvant cependant autour de l'important concept de juste milieu, découlant lui- même du concept du Yin et du Yang, ce " juste milieu " qui a d'ailleurs contribué pour beaucoup à asseoir la réputation universelle de la sagesse chinoise : le rejet des extrêmes, le refus des excès en toute chose, voila selon les sages quelle est la conduite la plus conforme a l'ordre naturel, la seule conduite susceptible de garantir à la fois la paix intérieure des individus, l'harmonie de leurs rapports et, par suite, l'équilibre de la société tout entière.





Pour se représenter concrètement l'idée que les sages chinois se font de la condition et de la destinée humaine, le mieux est de se plonger dans la contemplation des admirables " paysages " dont les artistes chinois d'antan avaient le secret et de comparer ces chefs-d'oeuvre à nuls autres semblables aux peintures des artistes occidentaux de la même époque. Tandis que, chez nous, l'être humain sera le plus souvent orgueilleusement projeté sur le devant du tableau, façon de célébrer la victoire de l'espèce humaine sur l'univers hostile où elle a vu le jour, chez les artistes paysagistes chinois, au contraire, l'homme sera toujours intégré a son environnement, minuscule morceau de nature parmi d'autres morceaux de nature, si minuscule que le regard aura souvent du mal à le localiser lors de sa première et superficielle exploration du tableau.


Bref, pour le sage chinois, l'homme et la nature forment un tout indissociable. L'homme participe du courant universel et, s'il en domine le cours par certains cotés, il lui est soumis en bien d'autres domaines. Belle leçon de modestie que nous donnent ainsi les artistes et les sages chinois, ramenant l'homme à sa juste dimension, à la juste place qui est la sienne dans l'univers, un univers qu'il ne maîtrise sans doute pas si bien qu'il se plait a l'affirmer mais qui ne lui est pas non plus aussi hostile qu'il pourrait le craindre.





Infatigables observateurs de la nature dans ses manifestations les plus diverses et par conséquent, également fins observateurs des comportements humains, à l'époque où l'Occident sortait à peine de l'âge néolithique, les Chinois des premières dynasties, par ailleurs saisis par la manie de la classification, furent sans doute les premiers à percer les mécanismes de l'âme humaine, puis à les cataloguer systématiquement. Psychologues avant l'heure, rien ne leur échappe des instincts qui poussent l'espèce humaine à agir, des passions qui agitent les hommes et des névroses qu'elles entrainent parfois, mais rien ne les décourage de mettre par ailleurs en avant les qualités " humaines " qui font au contraire l'honneur de l'espèce.


Refusant la factice distinction de classe entre le lettré (ou le mandarin) et l'homme du peuple, les sages chinois, à la suite de Confucius, préfèreront donc opposer nettement " l'homme de bien " (ou l'homme de qualité), terme désignant tout homme possédant la vertu d'humanité, et "l'homme de peu ", uniquement préoccupé de la satisfaction égoïste de ses besoins ou s'abandonnant sans retenue à ses passions dévorantes.


Dans une Chine hiérarchisée à l'extrême ou les marchands occupaient le rang inférieur, bien au-dessous de la classe paysanne et de celle des " lettrés " à plus forte raison, on ne doit pas s'étonner du jugement négatif que portaient les sages chinois sur l'argent, le commerce ou les affaires. La puissance que donne l'argent ne leur échappe pas, certes, ni le confort matériel qu'il procure. Mais quiconque succombera sans réserve à son attrait et ne résistera pas à l'orgueilleux besoin d'en faire visiblement étalage n'en tirera finalement aucun réel " bénéfice " s'il ne se trouve plus malheureusement encore entrainé malgré lui dans une spirale sans fin qui le conduira à perdre le contrôle de sa propre destinée. Les sages taoïstes allaient d'ailleurs plus loin en ce sens, qui suspectaient l'argent, ses pompes et ses oeuvres, d'être à l'origine de la plupart des maux dont souffre " l'univers ".





En somme, pour vivre heureux, nous disent en substance les sages chinois, restons cachés si nous sommes déjà fortunés; sinon, choisissons plutôt la voie de la sagesse et restons, en ce domaine comme en bien d'autres, dans le " juste milieu ". Pour notre plus grand profit, en définitive.


L'étude, le perfectionnement des facultés propres à chaque individu, l'enseignement des vertus qui font l'homme de bien (" Etre bomme est facile, être un bomme est difficile ", dit un proverbe), sont des thèmes fréquents chez les sages chinois. Toutefois, le sage se méfie d'un enseignement trop théorique et se défie des spéculations intellectuelles gratuites et improductives - les taoïstes iront jusqu'à leur attribuer tous les maux qui troublent et bouleversent " l'univers " -, et penche donc plutôt en faveur d'un " apprentissage de la vie " au contact des réalités.


Apprendre à se connaitre soi-même et à connaitre autrui, se mettre à l'écoute du monde, s'ouvrir à celui-ci sans pour autant en méconnaître les dangers, voila les conditions d'un épanouissement complet de l'individu, les fondements d'une existence " éclairée " qui mérite d'être vécue.





Contrairement à l'idée que l'on peut s'en faire, le sage chinois n'est pas un pur esprit inaccessible au commun des mortels, et ce n'est pas non plus le prophète d'une idéale mais utopique société à venir.


S'il se retire parfois dans la solitude pour méditer ou, comme on nous le décrit souvent, s'il s'en va parfois à la pêche afin de se mettre provisoirement à l'écart de l'agitation du monde, ce n'en est pas moins un citoyen comme les autres, confronté à la nécessité de subvenir à l'entretien d'une épouse et d'une famille et donc obligé d'occuper un emploi plus ou moins bien rémunéré, pas toujours honorifique, de préférence à la cour du souverain local. Poste idéal pour qui entend observer les comportements humains et répertorier les folies des hommes …





Même à leur époque, l'enseignement des sages chinois ne fut pas toujours suivi d'effets positifs dans la réalité des faits. Le sage montre la voie, conseille, propose, et l'homme (ou le souverain) dispose...


Ainsi, " l'âge d'or " de la sagesse chinoise _ les Vème et IVème siècles avant notre ère -. c'est aussi l'époque des " Royaumes combattants ". Une époque troublée où le sage a visiblement bien du mal à faire admettre sa vision d'une société harmonieuse, s'épanouissant sans heurts ni violence. Une vision pourtant nullement théorique ou utopique puisqu'elle fait référence à des modèles de société plus anciens ayant laissé le souvenir d'un épanouissement paisible et harmonieux des hommes au sein de la cité, sous le sage gouvernement du roi Wang fondateur de la dynastie des Tchéou, par exemple. Au point que certains exégètes chinois en vinrent plus tard à se demander si le vol, toujours révélateur d'une société en mal d'équilibre, y était même connu et pratiqué. Quand bien même y aurait-il en cela une part de légende, les conseils des sages relativement à l'organisation de la vie en communauté n'en restent pas moins d'actualité, aujourd'hui plus que jamais, à une époque où la violence et la délinquance montrent que nos sociétés n'ont finalement guère évolué sur la voie de la sagesse depuis plus de trois mille ans.





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