Aller en bas de page Sommaire Accueil


Les Sagesses Chinoises
par Raphël Enthoven


extrait du magazine "Lire" avril 2004 spécial Chine

Imaginez, si vous le pouvez, un monde sans Dieu ni mort de Dieu. Un monde où les contraires ne s'opposent plus mais se complètent.


Un univers où, en somme, personne ne sort jamais du " Ciel " qui le contient... Imaginez que le Bien et le Mal, le corps et l'esprit, ces dualismes qui structurent nos façons d'être et de penser depuis Platon et auxquels nous sommes, par habitude, si viscéralement attachés, apparaissent soudain comme autant de faux problèmes... Sommes-nous capables, en Occident, d'envisager un rapport au réel qui n'exige pas de lui trouver un sens unique ? Sommes-nous assez lucides (ou désintéressés) pour ne pas demander à Dieu de récompenser nos sacrifices comme de punir nos offenses ? Avons-nous le bon sens de concevoir la mort non pas comme une tragédie imposant, pour lui survivre, de démontrer la pseudo-immortalité de l'âme, mais l'élément parmi d'autres d'une économie d'ensemble où se déploie sans fin, comme les battements du cœur, le souffle de l'énergie vitale ? Que ce soient le taoïsme, le confucianisme ou le bouddhisme, les trois " sagesses " chinoises accordent toutes à l'homme une place considérable : l'homme réunit en lui les vertus du Ciel et de la Terre, et il lui appartient, pour son propre accomplissement, de les mener à l'harmonie.


Malgré leurs différences, les pensées chinoises forment à chaque fois, dans une langue non conceptuelle, un dispositif singulier que sous-tend toujours, comme un fonds commun, la figure du sage. Ce dernier est éternellement disponible, " sans idée, sans nécessité, sans position, sans moi ", comme le dit le philosophe sinologue François Jullien. Ainsi Confùcius déclare-t-il : " L'homme de bien est impartial et vise à l'universel ; l'homme de peu, ignorant l'universel, s'enfonce dans le sectaire. " Autrement dit, le sage est celui qui comprend tout. Le sage, c'est le compréhensif qui, au lieu de verser, comme un rhéteur, dans un dogme aux dépens du dogme adverse, choisit de se faire " disponible " à toutes les options en présence. Le propre de la sagesse est de maintenir l'ouverture à tous les possibles, en vertu de l'exigence d'adéquation à la situation. Et la pensée chinoise recherche moins la vérité que la disponibilité, redoute moins l'erreur que la partialité. On peut donc penser sans prendre position. Voici la première leçon de la sagesse chinoise.

Mais, découvrir les sagesses chinoises, c'est surtout prendre le risque de renoncer aux problèmes qu'on a l'habitude de se poser. A quoi sert, en effet, toute notre philosophie, quand elle est confrontée à un discours qui dilue, comme autant de mauvaises questions, chacune de nos interrogations fondamentales ? A quoi sert la notion de " progrès " là où tout est processus cyclique ? Que reste-t-il de l'origine quand on déplie le monde comme un vaste dispositif éternel ? Plutôt que de reprocher à Dieu le monde tel qu'il est, il importe ici d'éprouver, à partir de sa respiration, le renouvellement ininterrompu du monde comme il va. Deuxième leçon …Etrange compagnie, en vérité, que celle d'une pensée qui choisit de suivre les mouvements immédiats de la vie plus que les articulations abstraites, rigoureuses (ou rigides) de la théorie. Singulière amie, qu'une " philosophie " dont les principes se nomment " souffle vital " (qi), " voie " (dao), ou encore " vertu d'humanité " (ren).


Puisque la Chine fonctionne comme un ailleurs fécond, il serait absurde (ou manichéen) de choisir une sagesse aux dépens de l'autre. Autrement fertile est la démarche consistant à entrelacer la Chine et l'Occident, comme le yin et le yang, ou l'adret et l'ubac d'une seule montagne. La pensée chinoise est une pensée de la polarité : elle met en évidence l'union des contraires et leur coopération permanente. Pourquoi ne pas en faire le principe d'une lecture interactive plutôt que d'une alternative rigide ? D'ailleurs, les passerelles existent entre les deux mondes et laissent entrevoir la possibilité d'un fonds commun de l'expérience et de la morale : quand Tchouang-Tseu déclare qu'il faut " savoir ce contre quoi on ne peut rien et l'accepter comme sa destinée ", et que c'est là " vertu suprême ", il est presque stoïcien. Quand Héraclite considère que les " opposés coopèrent ", et tient pour inséparables le jour et la nuit, l'hiver et l'été, la guerre et la paix, ou encore la satiété et la faim, il dit ce que la Chine n'a jamais cessé de penser à travers l'inséparabilité du yin et du yang. Lorsque Confucius demande " ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse, ne l'inflige pas aux autres ", on entend aussitôt la voix de Matthieu : " Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-même pour eux. " (7,12). Claude Lévi-Strauss a décidément raison de penser qu" il n'y a que les différences qui se ressemblent " !

Aujourd'hui, le monde n'est plus bipolaire ; cela impose d'abjurer nos anciennes manières de penser. Rien n'est plus utile que de mêler nos certitudes à l'impermanence de ces sagesses lointaines. Les hybrides qui en naissent sont, à coup sûr, plus intéressants que les sempiternels ouvrages qui se demandent encore comment donner un sens à la vie après la mort de Dieu... Ainsi, plutôt que de faire des courbettes vénales à la dictature chinoise tout en s'agrippant aux préjugés de la métaphysique occidentale, l'Occident gagnerait à apprendre des Chinois - autre leçon - que " ce ne sont pas les richesses qui rendent un Etat prospère, mais la justice. " Ainsi parlait Confucius.

retour en haut de page Sommaire Accueil