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L'art des jardins
Le vide et la Forme
Par Antoine Marcel


Le jardin du lettré. Editions Alternatives




L'art des jardins, en Chine comme au Japon, procède, comme les arts graphiques, d'une esthétique du vide et du plein dont les prémisses sont extrêmement différentes de celles du monde occidental.. En Occident, dès la Grèce antique, l'esprit appliqua sa réflexion sur la réalité visible dans le cadre de l'idée de matière, alors que dans le même temps, de l'Inde à la Chine, la matérialité du visible était négligée. Ce que nous nommons matière était pris en compte sous le nom de forme, par opposition à un agent premier efficient et invisible, essentiel, le principe, le tao, l'esprit. Ce principe premier est créateur, mais le monde visible, au lieu d'être un artefact, une projection extérieure à lui, est son propre corps d'apparence. En Inde, ce principe premier est Brahman, il est être et non-être. Shûnya, le vide, joue un rôle comparable dans le bouddhisme. En Chine, cet efficient impersonnel, invisible et omniprésent est le tao, et dans le chan, le vide.


C'est ainsi que, dès l'origine, la forme se conçoit à partir du vide, puisqu'elle en est l'émanation. Cette conception philosophique apparaît dans les arts graphiques et dans le jardin par un agencement spatial qui est l'expression des énergies invisibles dans les formes. En peinture, par exemple, la forme procède par nature du vide: un plein saturé (yin, matière) est une forme à laquelle il manque du vide (yang, énergie) pour être définie. La forme est structurée et animée par le vide. Sans vide le plein est amorphe. Il est intéressant de noter que dans notre propre langage le mot amorphe, étymologiquement sans forme, se soit mis à signifier avant tout sans énergie, sans vigueur. Sans souffle, dirait-on en Chine.




Energie, vide, forme, procèdent intrinsèquement d'une même nature ontologique, c'est l'art du peintre de nous le faire saisir. En nous montrant la forme dans son rapport au vide, le yin et le yang, le peintre nous montre ce qui anime le monde, le tao. Les règles esthétiques qui régissent vide et plein en peinture s'appliquent également à l'art des jardins. La saturation du plein rend l'image inintelligible, aussi est-il nécessaire, pour qu'il y ait vision effective, de procéder à une certaine économie des formes. Sur le mur d'enceinte au crépi uni, ocre, rosé ou blanc, les arbres qui se découpent sont visibles. Les arbres eux-mêmes, parce qu'ils ont été émondés, ont une forme appréhensible. Dans la structure de racines, troncs et branches devenue apparente, les forces de la nature peuvent être perçues. C'est grâce au vide des cours, des sols, des plans d'eau et du ciel que la végétation peut être appréciée. Les bouquets, les arbres en pot procèdent pareillement d'une esthétique de la légèreté aérienne, dans laquelle alternent vides et pleins, ruptures d'équilibre, harmonie et stabilité. Par-là même ils sont à l'image de la vie qui trouve son équilibre dans le mouvement, sa beauté dans l'épanouissement de forces vives et non dans la statique de l'incarnation pleine d'une idée a priori du beau.




Dans le bouddhisme indien, et particulièrement dans les écoles idéalistes du "tout esprit", forme, rûpa, est synonyme d'ignorance, d'illusion, mais prend aussi une connotation de passion, de souillure, avidyâ. C'est le propre du chan, de l'esprit chinois, d'avoir extrait le Mahâyâna de sa gangue négative indienne, pour mettre un fort accent sur la luminosité de l'immédiat, identifiant par sagesse (non-dualité) apparence, tathatâ. En Chine, le monde de la forme n'est plus rejeté, mais au contraire explicité comme, derrière des voiles mentaux, identique au tao. Dans le langage du chan, vide, ainsi signifié, désigne ce qui est au-delà des barrières mentales. Il désigne la nature profonde, insondable du monde, celle qui est vue lorsque les barrières de l'illusion sont détruites, ou même brièvement ouvertes, à savoir lorsque l'esprit s'est délivré de son adhérence au principe d'identité, support de l'objectivation cognitive, celle qui procède par computation binaire, dualiste. Au-delà des barrières, cela qui est, tathatâ, échappant aux catégories, inaccessible au sens, au signifiant, et cependant essentiel. C'est la tentative de tous les arts issus du chan d'approcher subtilement cette réalité en montrant directement, avant que ne se mette en branle la pensée computante. Allant droit à la nature d'" être ainsi " des choses, ils la manifestent directement à notre propre nature essentielle, la bodhi.




L'esprit souffrant aime à prendre refuge dans la nature. Marchant sur les chemins, il observe les herbes de talus et fossés, les fleurs, les arbres, les roches, tous les aspects multiples de la forme, et, sans le savoir, observant le multiple, il observe l'Un, et son âme en tire un certain réconfort. Cette démarche du recours à la nature fut aussi celle des Romantiques, mais chez eux elle se noya dans le sentiment. Agencé selon les règles de l'intelligible et de l'harmonie, le jardin du lettré favorise cette élévation proprement spirituelle liée à l'observation de la nature. Par les changements d'échelle dans lesquels une pierre vaut une montagne, un arbre miniature un géant centenaire, la scène du jardin engendre cette émergence d'une compréhension, du fait que la perfection de la partie est la perfection du tout. Dans la vision de la perfection d'une fleur, le monde entier est parfait, l'esprit est parfait. Voir l'Un dans le multiple, le multiple jaillissant dans l'Un, manifester le tout par la partie, voir que l'absolu prend l'aspect des dix mille choses, comprendre qu'éphémère et immuable sont deux aspects du même, c'est ce que les bouddhistes nomment réaliser l'identité de nirvana et samsara.


Qui n'a pas tourné et retourné un galet dans sa main, cherchant vainement dans ce monde clos de l'objet fermé sur lui-même une réponse à un secret informulable, vertigineux ? Lorsque l'esprit considère l'objet comme un fragment détaché du réel, computant à son propos, cherchant une intelligibilité de l'objet, si sa pensée ne se cantonne pas alors au domaine restreint du physique, du technique, du pratique, mais qu'au contraire elle y cherche l'intelligibilité d'un au-delà, elle plonge dans une problématique existentielle proprement infernale, une nausée, une folie. L'esprit s'est dès lors fragmenté, divisé en lui-même, et les parties sont entrées en lutte interne. Si, dans une disposition entièrement différente, l'esprit perçoit que l'objet contient le tout du tout, esprit et objet sont en interfusion, en identité, il y a sagesse compréhensive, respect, équanimité. Dans la première circonstance, le moi, enfermé en lui-même, posait le galet comme objet, objet restreint à son propre " soi " (enfermé dans le concept de son nom). Dans la deuxième circonstance, l'esprit n'enferme pas le galet dans un " soi " fictif de l'objet. Il le reconnaît comme une partie sans limite du tout, une partie de lui-même. Le monde entier est resté clair et disponible.




Au jardin, c'est la beauté naturelle, apprêtée par l'art, qui, ravissant l'esprit du visiteur, permet éventuellement à celui-ci une certaine décrispation, une dessaisie. Du fait que le monde de la nature est donné, peu conceptualisable comme un parfum, la démarche d'objectivation n'y est pas favorisée. En cette circonstance favorable, le visiteur peut retrouver une adhésion non restrictive au monde, un enchantement. Reconnaître ce chemin intérieur n'est pas anodin, c'est véritablement trouver la voie entre sagesse et égarement. Pour ceux qui se seront enfermés dans une verbalisation automatique, qui s'en tiendront à une découverte botanique, une découverte culturelle, aux comparaisons, aux explications par le connu, la visite du jardin est manquée. Laisser les mots et se stabiliser dans la vacuité naturelle de l'esprit, attentif, c'est là l'essentiel pour visiter le jardin et le monde entier. C'est ce que le zen appelle faire retour au vide.


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