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Vacances : retrouver du Ciel en soi
par François Jullien


Nourrir sa vie / Editions Seuil
Photos de Claude-Annie Ternat, Fabrice Daly et Josette Logeay


1 ) La leçon est à méditer : que, quand je traduis mot pour mot du chinois "nourriture du ciel" (tian yu), je fasse surgir aussitôt, en langue européenne, et ce immanquablement, un sens qui tend à l'exact opposé de ce que dit précisément le chinois. Car "Ciel", dans la Chine archaïque (à partir de l'avènement des Zhou, un millénaire avant notre ère), est la notion qui peu à peu a supplanté celle de Dieu, figuré en " Seigneur d'en haut", Shangdi; à travers la " constance " manifestée dans son cours, et d'abord celle de l'alternance du jour et de la nuit et des saisons (cf. chap. 6, Guo, p. 241), il en vient à incarner, chez les penseurs de l'Antiquité, notamment Zhuangzi, la régulation naturelle du grand procès du monde qui, comme tel, parce qu'il ne dévie pas, ne cesse de se renouveler et d'engendrer tous les êtres : il désigne ainsi le fonds immanent de processivité d'où, par simple réactivité, celle engagée avec la "Terre" (yin et yang), et parce qu'il se maintient en cohérence avec elle, ne cesse d'advenir la vie (mais sur lui je n'ai, par mon existence individuelle, qu'un accès limité, c'est pourquoi il m'est transcendant). Aussi, quand Zhuangzi traite de " nourriture céleste " ou enjoint, à la suite, de " faire advenir le (du) ciel en soi", cela signifie-t-il simplement -je veux dire : sans se grossir d'aucune implication morale ou religieuse - de rejoindre en soi-même ce régime de pure processivité, naturelle et spontanée, parce que libérée de tout ce que surajoute à ce cours le " point de vue advenu ", prévenu, d'un moi individuel.





Car, pris comme est celui-ci dans le jeu du pour et du contre, dans la projection de ses tendances et de ses aversions, toute cette affectivité parasite faisant écran à la pure injonction du monde, voici que fatalement s'obscurcit en lui la réactivité naturelle relançant constamment la vie, qu'elle s'y brouille et qu'elle s'y embarrasse ; l'influx vital se trouve alors entravé en ce " moi " et s'épuise. Remarquons donc que, s'il y a bien ici "nourriture " (" céleste "), ce n'est toujours pas dans un sens figuré, car aucun autre plan n'intervient ici que celui de mon être organique. Ou, plutôt, c'est par cette nourriture "céleste" que je peux effectivement développer mon être organique et foncier. Car c'est seulement en la débarrassant de tout l'affectif qui la grève que je réponds enfin pleinement et satisfais à cette injonction vitale qui me traverse et telle qu'elle me vient désormais, non de l'orbe étroite de mon désir ou de ma répulsion, mais directement de ce fonds immense de réactivité qui est celui du grand procès du monde en son entier : je branche directement ma vie à la source de son immanence.





À travers l'opposition cardinale du " ciel " et de l'homme, Zhuangzi distingue ainsi deux niveaux ou régimes de vitalité : l'un en est le régime foncier (" céleste "), celui qui est à nourrir et que je retrouve en moi dès lors que n'intervient plus ma visée ni ne s'ingère plus mon savoir régisseur de causalité (" éliminer le savoir et la cause ", est-il dit conjointement, cf. Guo, p. 539) ; l'autre est le régime réductivement "humain", où ma vitalité est "forcée" par tous les partis pris qui l'étreignent, qu'ils procèdent du désir ou de la connaissance, et sous leur excitation se réduit d'autant. Car il y a à distinguer l'excitation, extérieure et même épidermique, sporadique et momentanée, telle qu'elle surgit inlassablement au niveau de mon être affectif et qu'elle me précipite et me consume; et, d'autre part, l'incitation qui, elle, est foncière et, décapée du pullulement de mes conceptions comme de mes options, me relie pleinement à l'émoi qui ne cesse de mettre en mouvement le monde: la nourriture "céleste", on l'a compris, sera la nourriture de cette incitation. Ou encore on pourra se représenter ainsi les deux régimes de réactivité : quand, d'une part, le " ressort" qui me suscite (notion de ji) est peu ancré, peu enté, dans la processivité naturelle telle qu'elle engage le fonds du monde, mais se limite pelliculairement à la réaction de mon point de vue ou de mon désir - et, dans ce cas, comme elle reste faiblement motivée, la dépense est grande, en moi, en termes de vitalité ; ou bien, au contraire, quand le " ressort" qui m'incite et me fait lever est celui-là même qui ne cesse d'animer le monde en son entier et me branche sur son énergie - et, dans ce cas, la réaction qui me meut, loin de me coûter, me porte et me vitalise. " Quand le désir est profond, le ressort du ciel est superficiel", dit laconiquement mais suffisamment Zhuangzi (Guo, p. 228) ; autrement dit, quand l'excitation (du désir) est forte, l'incitation me reliant à la source même de la vitalité ne transparaît plus qu'amortie par ce recouvrement excitatif, elle s'y dilue et s'étiole. Il n'y a pas là, on le voit, de la part de Zhuangzi, condamnation morale du désir et retour aux vertus de l'ascétisme mais, simplement, constat de ce que, si j'en reste au niveau superficiel de l'excitation, entraînant le vouloir, la motivation est alors à mes dépens : c'est à moi (à ma vitalité) de fournir à l'aliment de mon désir; tandis que, quand le ressort est celui du " ciel " en moi, c'est-à-dire quand, libéré de ma perspective individuelle, je reprends pied au niveau de la processivité naturelle, je n'ai plus à vouloir (je ne suis plus tendu vers), et c'est le monde entier qui, en m'émouvant, réagit à travers moi et de lui-même va me déployant. (Qi Gong de l'arbre ndlr).





Tel est donc le seul choix qui s'offrirait à la conduite. Il n'est, on le voit, ni religieux ni moral; mais, sans exiger à proprement parler de conversion (puisqu'il n'y a pas à se "tourner vers" un autre ordre de valeur ou de réalité), il n'en réclame pas moins un vigoureux délestage - auquel ne cesse d'appeler le Zhuangzi: puisqu'il me faut quitter un niveau épidermique et personnel de motivation pour m'enfoncer dans l'incitation du monde. Au lieu de tenter de conduire contre vents et marées, de façon sagace, ma chaloupe au port (ma mort), je plonge dès à présent au sein du flux infini (la vie), en épouse la logique de concentration et de dispersion, d'avènement et de disparition, et (me) laisse porter par lui. Le Zhuangzi le pose en alternative : soit c'est le "ciel" que j'" ouvre" en moi, soit c'est l'" humain" que j'" ouvre" (chap. 19, Guo, p. 638). Comme de juste, si j'ouvre du "ciel" en moi, c'est-à-dire en descends à ce stade radical de la motivation jusqu'à rendre transparente en moi la processivité vitale, "j'accrois alors ma capacité de vivre " ; si c'est au contraire l'" humain " que j'" ouvre" en en restant au niveau purement excitatif et volitif, donc artificiel et "forcé ",je fais tort à ma vitalité et la "spolie". De savoir utile, il n'y aura donc que celui-ci, nous apprenant à distinguer ces deux niveaux, du " ciel " et de l'" homme", est-il posé en liminaire (chap. 6, Guo, p. 224) ; aussi le Zhuangzi décrit-il abondamment cet autre régime de réactivité qui n'est pas celui, restreint, des conceptions-volitions, mais où l'être individuel, s'enracinant dans l'émoi du monde, se laisse induire et disposer par lui.





Toutes ces formules emblématiques de la sagesse seront à lire ainsi comme la description rigoureuse d'un être-au monde originaire et tel que, décapé de toutes les crispations, obstructions et rétrécissements ordinaires, et donc rendu à son intensité primitive, il est porté à son plein régime (de vitalité). La vie du Sage, est-il dit (chap. 15, Guo, p. 539), s'identifie au "cours du ciel", c'est-à-dire qu'elle intègre dans sa conduite cette seule processivité foncière et pleinement incitative, au point qu'il n'a plus besoin d'agir par et pour lui-même, et donc n'a pas à "forcer" en lui la vie. "Au repos, il partage la vertu du yin; en mouvement, il participe à l'élan du yang" : c'est la réactivité à l'œuvre au sein du monde, autrement dit, qui s'investit et l'induit directement dans sa conduite; ou encore, "c'est incité qu'ensuite il répond", "ne s'ébranlant que quand il ne peut faire autrement". À la "passivité" de la créature s'ouvrant à la grâce divine, telle que l'évoque le quiétisme chrétien, fait écho ici, mais sans plus requérir de transcendance, l'ouverture et passivité du Sage " épousant la cohérence du ciel " et vibrant à son unisson. Comme il est en phase avec cette immanence, l'effet découle de lui-même, et même à son insu, comme c'est déjà le cas d'ordinaire de nos fonctions organiques, au lieu d'être recherché et visé. De là ce portrait idéal, ou cet autre Rêve pour l'humanité: le Sage n'a besoin "ni de cogiter ni de faire de plans" - il n'aura pas à s'ingénier; "il rayonne" mais sans briller ni brûler (comme le fait le feu qui se consume) ; de même, " on lui fait confiance sans qu'il ait à contracter d'engagement" : la "glu" des contrats devient inutile; ainsi, "s'accordant à cette vertu du ciel", éminemment naturelle, ne subit-il plus d'entraves, qu'elles viennent des "hommes" ou des "choses", des "éléments naturels" ou des "esprits". Bref, il n'est plus d'ornière ni de résidus en lui qui brimeraient sa nature: "dormant, il ne rêve pas", "éveillé, il est sans souci "...





2.) Vaudrait-il la peine de lire ce penseur de la Chine ancienne, en effet, si nous ne pouvions déchiffrer sous cette figure absolutisée du Sage et par-delà ces motifs convenus, c'est-à-dire dans le jeu même des configurations notionnelles qu'il élabore : le " ciel " et l'" homme ", quelle est l'expérience foncière - et la plus commune - qu'il réussit à décrire ? Du moins dès lors que je ne me borne pas à ces équivalences paresseuses (le " ciel " en chinois rendu par le " Ciel " en français) et que j'exploite la notion chinoise selon son fonds propre. Par ce qu'elle décale et dérange dans ma pensée, elle y décoince opportunément un impensé. Car voici que, nous invitant à rejoindre ce fonds de processivité, intrinsèquement réactive, qu'il désigne comme le fond du réel, Zhuangzi sort enfin la pensée du " ressourcement " et d'un "plein de nature" de l'inconsistance théorique et même de la débilité idéologique dans lesquelles elle traîne chez nous aujourd'hui ; et nous fournit le concept de vraies vacances, c'est-à-dire entendues d'une façon qui n'est pas seulement négative (ne pas travailler). Car ces termes du Zhuangzi, relus sous ce nouveau jour, soudain étonnamment conviennent. " Etre en vacances ", en effet, n'est-ce pas précisément laisser jouer à nouveau, en tout son être (car c'est alors qu'on redécouvre la force intensive de ce "tout") et notamment par-delà le clivage de ce qui relèverait du corps ou de l'esprit, une réactivité mieux ancrée, plus radicale, aux circuits mieux assurés, parce que décapée de son recouvrement ordinaire par les obligations et les conventions ? " Se ressourcer" (mais le terme risque de rester toujours un peu niais dans notre langue), n'est-ce pas, se laissant induire par la seule incitation qui nous vient, débarrassée de toute excitation fébrile, désenliser sa vitalité en retrouvant ce "ressort" plus intime de l'énergie?





Car, des "vacances", reconnaissons que, si nous en avons acquis politiquement le droit et mis au point socialement le "produit" aujourd'hui, en Occident, nous n'en avons toujours pas l'intelligence. Car on ne la trouve nulle part élaborée dans notre philosophie (sauf indirectement chez Montaigne ?). Nous n'en avons toujours pas l'" ontologie ". Ou plutôt, c'est de désontologie qu'il s'agit et c'est en quoi la notion chinoise de " ciel " offre précisément un bon appui. Le précédent portrait du Sage se poursuit ainsi (Guo, p. 539) : c'est sous l'incitation des seuls facteurs et fonctions naturels, yin et yang, et par " évidement " et " détachement " intérieurs (les deux allant de pair: évidement des soucis-détachement des affaires), qu'on sort enfin de la perspective réductrice de l'" humain"; et que, "oubliant" alors (terme majeur du Zhuangzi) focalisations et points de vue, on " s'accorde à la grande transformation naturelle ". Libérant alors le vital de ses entravements divers, on " nourrit " à nouveau du " ciel " en soi. - Cette formule évite au moins de verser dans le flasque, débile, de l'athéorique en même temps que de trop construire, à l'inverse, et d'en perdre l'expérience : on part en vacances pour " nourrir sa vie ".





3. ) Nous est aussi fourni, du même coup, le concept du rapport foncier que l'artiste engage avec son matériau, que ce soit le sculpteur avec la pierre ou le bois qu'il ouvrage, ou le peintre avec la Montagne (Sainte-Victoire) devant laquelle il s'en revient chaque matin, opiniâtre, planter son chevalet. Car comment penser ce qu'on sait tous, à savoir que l'œuvre ne sera réussie que si l'artiste parvient à dégager une naturalité en lui, en amont de tout savoir technique comme de toute idée, telle qu'elle lui permette de rejoindre la naturalité congruente de son objet ou de sa matière érigés, de ce seul fait, en " partenaires " de sa création ? Or, qu'on essaie ces notions tour à tour: "ouverture", ou "extase", ne sort pas chez nous du pli de sa filiation religieuse (y compris l'Erschlossenheit heideggérienne ; et cela vaut aussi du co-naître claudélien) ; " communion " (avec la nature) ne décolle pas de la sensibilité romantique qui l'a thématisée puisque ne débouchant sur aucune ontologie véritable (ce que compense maladroitement son hypertrophie rhétorique) ; " authenticité " ne se fonde sur aucune conception ad hoc de l'intériorité qui puisse en assurer la consistance ; " ingénuité ", voire " naïveté ", demeure par trop psychologique, etc. La pensée européenne peine à dire ici ce dont elle ne méconnaît pourtant pas l'expérience - et la phénoménologie aussi, je crois. Tous ces termes sont déviés, on y lit le même fléchissement théorique, parce qu'ils restent empâtés de subjectivité faute de trouver un fondement possible, à même le procès créateur, à la congruence en cause.





Or, voici un menuisier, nous dit Zhuangzi, qui pour une batterie de cloches fit un support qui frappa de stupeur tous ceux qui l'aperçurent comme s'il était l'œuvre d'un dieu (chap. 19, Guo, p. 658). Interrogé sur sa "technique" et suite à un premier geste de déni, il s'explique : après une ascèse qui le conduit, comme toujours, de jour en jour, d'étape en étape, à ne plus prendre en compte " émoluments et récompenses", puis "les éloges et les blâmes" et, finalement, à "oublier" jusqu'à "son corps avec ses quatre membres " aussi bien que la cour du roi, - " avec une habileté concentrée " et " tout souci extérieur s'étant dissipé ", il " pénètre dans la forêt " ; il contemple alors la " nature céleste [d'un arbre] dont la conformation est parfaite " et " seulement ensuite se forme la vision de l'œuvre " ; et " seulement ensuite il se met au travail ". La formule, une fois de plus, est lapidaire mais suffisante: "Avec le ciel [ouvert en lui] il s'unit au ciel [de l'arbre] ". C'est-à-dire que, se dégageant de tout ce qui encombrait et recouvrait le fonds de processivité naturelle opérant en lui et l'incitant, il rejoint du même coup la processivité naturelle à laquelle l'arbre a û de se déployer aussi magnifiquement. La pensée chinoise réussit à le dire phénoménalement (et non psychologiquement) : ayant enfin complètement désenlisé sa propre capacité d'essor, en amont de tout affect comme de toute intention, il entre de ce seul fait en connivence avec celle que cet arbre, en se dressant si majestueusement, a rendue manifeste. - Matisse je crois, le commentait fort bien, à sa façon, en se référant à l'enseignement des Chinois : au lieu du dessin d'imitation qu'on apprend à l'école, " quand vous dessinez un arbre, ayez la sensation de monter avec lui quand vous commencez par le bas "...





4. ) Il y a, en revanche, ce que Zhuangzi n'envisage pas, à côté de quoi il passe et même dans l'ignorance de quoi son texte s'enfonce toujours plus loin - mais que l'Occident, quant à lui, a nommé par ce qu'on pourrait tenir pour son nom de code, ou son mot de passe, nom définitif: l'Amour (l'Occident ne l'ayant conçu, d'ailleurs, que sur fond de Dieu). Que l'" absolu" ne soit pas seulement ce en quoi se dissolvent toutes choses et dans l'unité de quoi elles communiquent en se résorbant (le tao, cf. Guo, p. 70), mais qu'il s'érige en figure et même en un certain visage, que la tension n'appelle plus sa régulation par la détente, mais que l'inspiration soit infinie et que la force affective, en se monopolisant, aspire complètement la vie : quand on se con-" sacre" à l'Autre, c'est-à-dire à l'autre en tant qu'" autre " (et non l'autre du même, yin et yang), et que la focalisation est, non plus source de blocage, mais ce dont sourd la plénitude; qu'elle n'exclut plus mais totalise. Car, quelle peut être, en définitive, la nature de ce " Ciel " que l'on "ouvre" en soi? La littérature occidentale (car c'est surtout la littérature qui le pense, plus que la philosophie) le découvre dans la Passion et la donation volontaires, et se voulant volontaires, héroïques, sublimes, poussées jusqu'au sacrifice; tandis que le penseur chinois, l'envisageant comme le plein régime de la processivité naturelle, y voit le refuge de sa vitalité, et ce, jusqu'à s'y rendre invulnérable aux éléments et dangers du dehors.





Passons, en effet, sur ces aptitudes merveilleuses, reste de chamanisme, à marcher sur le feu sans en éprouver la chaleur ou à ne pas être pris de vertige si l'on surplombait le monde (chap. 19, Guo, p. 633). Zhuangzi l'évoque comme un cas d'expérimentation facile : qu'est-ce qui fait qu'un homme ivre qui tombe de voiture se blessera mais ne se tuera pas, alors même qu'il ne se distingue en rien des autres par la constitution physique ? C'est qu'il est monté en voiture sans s'en rendre compte et en est tombé de même, et que donc, " la peur de la mort ne pénétrant pas dans son for intérieur", il a été mû par la seule réactivité processive et sans plus de réactivité affective. Si, parce qu'on n'est plus affecté, on atteint ainsi, au stade de l'ivresse, une intégrité de l'être entier qui nous permet d'en réchapper, à plus forte raison est-ce le cas, conclut Zhuangzi, si nous atteignons cette intégrité au niveau du " ciel " : " Le Sage se retirant au niveau du ciel, rien ne pourra le blesser. "





Or l'important, à cet égard, est que Zhuangzi ait conçu sur cette base la façon dont on se rapporte aux autres et en ait tiré les seuls éléments de ce qui pourrait être la morale : si, vous branchant sur la seule incitation naturelle, vous vous retranchez en deçà de toute réactivité affective, autrui n'aura plus prise sur vous; de même que, si vous vous évidez de toute intentionnalité, autrui ne saura vous en vouloir: on ne s'en prend pas à l'épée qui nous a blessé, ni à la tuile qui nous est tombée sur la tête (chap. 19, Guo, p. 636) ; qu'une barque à la dérive heurte la vôtre, si elle est vide, vous ne direz rien ; mais, s'il y a quelqu'un à bord, vous apostropherez rudement son occupant et passerez sous peu aux injures (chap. 20, Guo, p. 675). Car c'est au niveau du moi volitif-affectif que naît le conflit; une fois ce stade dépassé, ou plutôt une fois que vous aurez su régresser en vous-même en deçà de lui, vous pourrez à la fois obtenir indéfiniment des autres, sans avoir à forcer, et vous prémunir de leur agression, puisqu'ils ne songeront même plus à vous affronter.





Telles seront à la fois la condition et la conséquence de nourrir ("célestement") sa vie. Le premier cas (obtenir) est illustré par le collecteur de taxes, à la porte de la ville, recueillant l'argent des passants sans avoir à exiger, pas même à insister (chap. 20, Guo, p. 677). Que fait-il ? Il " collecte " assurément, mais "vaguement", sans supputer ni s'ingénier. On dirait qu'il est " abruti " (apparaît abruti au-dehors qui sait garder intacte sa vie intérieure). En même temps qu'il est concentré sur sa tâche, il ne réagit affectivement pas plus aux uns qu'aux autres, ni aux "violents" qui refusent de payer ni aux " arrangeants " qui s'acquittent de leur mieux. Il se borne à " accueillir les uns ", à " raccompagner les autres", "sans vouloir retenir ceux-ci ni barrer la route à ceux-là". Que fait-il? Au lieu de s'accrocher et de se dépenser (comme à tort on s'accroche à la vie), il procède comme fait la vie elle-même, dans sa processivité et réactivité naturelle, elle qui ne cesse de s'en aller et de s'en venir, tel le flux et le reflux de l'eau, telle la respiration du vital : en se contentant d'accueillir et de raccompagner, sans rien raidir ni précipiter, sans rien forcer et, partant, sans rien coincer non plus. Ainsi " épouse-t-il la façon dont chacun va au bout de soi ", est-il dit, et la collecte est continue sans qu'il soit le moins du monde inquiété, l'effet s'obtenant de lui-même, parce que laissé à lui-même, tel qu'il est engagé, sans vouloir et même sans visée.





Le second cas (se prémunir) nous reporte directement au nourrir: comme on "nourrit" ou élève (même terme en chinois: yang) des coqs de combat (chap. 19, Guo, p. 654). S'y révèle un nouvel itinéraire de maturation, étape par étape, décade après décade. D'abord, le coq est encore vain et gonflé d'orgueil, sûr de son souffle. Ensuite, il réagit encore aux autres, aussi prestement que l'ombre ou que l'écho. Ensuite, ses regards sont encore trop vifs et son souffle trop puissant. Il sera enfin prêt quand, les autres ont beau crier, il ne se produit plus aucune " modification " en lui: à le voir, on dirait un "coq en bois", "sa capacité est intégrale" et "les autres coqs n'osent plus réagir et se détournent". De ce qu'il ne réagit plus aux autres, il s'ensuit que les autres ne réagissent plus à son endroit et n'ont plus qu'à s'en aller. Aux étapes précédentes, il était encore sujet (d'initiative, de sentiment, d'attitude), puis ce sont les autres qui le deviennent à son égard et en portent la charge et la dépense. On pourrait croire cette impassibilité à visée morale, comme dans l'ataraxie stoïcienne, mais elle est d'abord stratégique (ici, sur un mode parodique). On aurait pu croire aussi que la capacité au combat était d'être plus fort que l'adversaire et de le battre ; mais cela, nous apprennent depuis toujours les Arts de la guerre en Chine, est coûteux en énergie et demeure risqué ; la vraie défense, en revanche, est de ne pas avoir à combattre et, pour cela, de ne pas être susceptible d'être attaqué : en se rendant, non pas le plus fort, mais inabordable ; et, comme c'est ma réactivité à l'égard d'autrui qui me rendait accessible à l'agression de l'autre, en dé-réagissant en moi-même et devenant "coq en bois", je prive du même coup autrui de sa réactivité et d'emblée le neutralise. Non seulement il est désemparé par ma non-réponse et s'en trouve paralysé, mais en plus je m'économise.




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