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Le TAO TE King, Livre (King) de la Voie (Tao) et de la Vertu (Te)
par Marcel Conche, puis Claude LARRE


Peintures et Calligraphies de Feng Xiao Min





Le Tao-te king, " Livre (king) de la Voie (Tao) et de la Vertu (Te) ", est attribué à Lao-tseu. C'est l'ouvrage fondateur du taoïsme philosophique (Tao-kia), à distinguer du taoïsme religieux ou religion taoïste (Tao-kiao), lequel, tout en se réclamant du patronage des philosophes, pullule en de nombreuses sectes qui font une large part, souvent, à la magie et à la superstition.


Pendant longtemps, on s'en est tenu, sur Lao-tseu, a ce qu'en dit l'historien chinois Sseu-ma Ts'ien (145-86 av. J -C ). " Lao-tseu " (" Vieux philosophe ") est un surnom, le nom de famille étant Li ("prunier"), Eùl ("oreille") son prénom, T'an le nom qu'on lui donna après sa mort (" Maître"). Il serait natif du village de K'iu-jen, au royaume de Tch'ou (aujourd'hui Ho-Nan). Il aurait été archiviste à la cour impériale, à Lo-yang (sur le fleuve Jaune). Constatant la décadence de la dynastie des Tcheou, il aurait abandonne sa fonction, serait parti vers l'Ouest. À la frontière du royaume, le gardien de la passe de Han Kou lui aurait demandé de laisser un écrit. Ainsi aurait-il laissé les cinq mille caractères du Tao-te king, ouvrage en deux parties, l'une débutant par le mot Tao, l'autre par le mot Te.





Le titre " Tao-te king " ne date pas de Lao-tseu. L'ère impériale de la Chine, qui devait durer jusqu'en 1911, débuta en 221 av. J.-C., lorsque le seigneur de Ts'in prit le titre de Houang-ti (Empereur). La période de 206 av. J.-C. à 220 apr. J.-C. fût celle de la dynastie des Han. Certains des premiers empereurs Han étudièrent le " Lao-tseu ", et c'est, semble-t-il, l'un d'eux, Han king-ti (156-140), qui lui donna le nom de Tao-te king, nom qui lui est resté. La division en deux parties - livre de la Voie, livre de la Vertu - paraît ancienne (des manuscrits du II. siècle av. J.-C., trouvés dans les tombes de Mawangdui, près de Changsha, le confirment) mais la division en 81 versets ou chapitres - 37 pour la première partie,. 44 pour la seconde - n'est pas originelle. C'est à une époque où le nombre 81 (= 3 x 3 x 9) paru être un nombre sacré (le 3 symbole de trinités : - le yin, le yang et le vide médian - la terre, l'homme, le ciel - la voie, la vertu, les " saints " - etc / le 9 symbole de l'organisation ou de la structuration de la totalité vivante 81), que cette division fut faite artificiellement, peut-être au début de la dynastie des Han.


A la différence de ce que l'on a chez Confucius, la doctrine du Tao est, chez Lao-tseu, une métaphysique, car elle concerne la totalité des choses. C'est une conception du Réel dans son ensemble pensé comme Nature, et qui n'est pas sans analogies avec la philosophie de la Nature des Antésocratiques. L'indétermination du Fond, de la Source d'où tout procède, rappelle l' " apeiron ", l'infini d'Anaximandre, d'où naissent les mondes par une création continuée, et non une fois pour toutes à partir du fait créateur. Le fait qu'il n'y ait de réalités stables qu'en apparence, mais que toutes soient en perpétuel devenir, rappelle le " panta rhei " d'Heraclite. L'opposition - et l'alternance - des contraires fait également songer à Heraclite. La Nature, un peu oubliée par Platon, est redevenue présente avec Aristote, et surtout avec les philosophes de l'époque hellénistique.





L'idée taoïste de conformité au Tao, c'est-à-dire à la Nature, rejoint le conseil des Stoïciens, des Épicuriens, des Cyniques, de " vivre conformément à la Nature " - formule de Zenon. La méfiance taoïste à l'égard de la civilisation technique se retrouve, d'une manière générale, chez les Grecs, avec, dans certaines écoles, notamment épicurienne, l'idée que le progrès matériel ne contribue en rien au bonheur. Or, sur tous ces points où Lao-tseu rejoint les Grecs, c'est nous aussi qu'il rejoint : recul de la philosophie théologisée, avancée de la philosophie de la nature, surtout depuis Bergson et Whitehead, rejet de la prétention cartésienne de domination de la nature et méfiance, orchestrée par Heidegger, à l'égard des progrès de la technique et de la technisation du monde, appréhension de ce qui peut en résulter, souci écologique de la protection de l'environnement et de la sauvegarde des espèces, nostalgie, parfois, d'une sorte de retour à la nature et d'une vie simple, ce sont là des traits qui appartiennent à l'esprit de notre époque. Reste que la sagesse de Lao-tseu est profondément dérangeante pour nod préjugés occidentaux. Prenons un exemple (le chapitre 48), et visitons traductions et commentaires de deux spécialistes.



CHAPITRE QUARANTE-HUITIÈME







CHAPITRE QUARANTE-HUITIÈME
traduit et commenté par Marcel CONCHE

Lao Tseu / Tao Te king éditions puf /


Traduction :


1
Qui s'adonne à l'étude
progresse de jour en jour.
Qui pratique la Voie
régresse de jour en jour.
En régressant et régressant encore,
on arrive au Non-agir (wu wei).



2
Par le Non-agir,
il n'y a rien qui ne se fasse.
C'est en restant toujours dans le Non-faire (wu shih)
que l'on gagne l'Empire.
Dès que l'on s'affaire,
on n'est pas à même de gagner l'Empire.




Commentaire :


1. " Suivre la Nature " - le Tao - n'implique pas que l'on emmagasine la multitude des savoirs empiriques qui nous donnent une connaissance " objective " de la Nature. De ces savoirs, que l'on a accumulés par l'étude, on en a déjà trop : lois, formules, équations, classifications, etc., embarrassent l'esprit. Il faut se défaire de ces apports artificiels d'une civilisation oublieuse de son ancrage. En cherchant à se faire une tête " bien pleine ", on va à l'encontre du but recherché, si du moins ce but n'est pas la domination et la maîtrise du monde naturel, mais la vie en harmonie avec ce monde, et notamment avec les espèces vivantes. Les savoirs artificiels et construits nous éloignent de la Nature, d'un rapport immédiat avec elle : il faut revenir à la Nature comme donnée immédiate.


Pratiquer le Tao signifie s'alléger, se défaire de tous ces savoirs inessentiels parce qu'orientés non vers la qualité de vie - sinon en un sens trivialement matériel -, mais vers l'action sur le monde, et donc subordonnés au Désir, à la convoitise. À la limite, où les savoirs s'effacent, les projets ne pouvant plus être élaborés, l'action programmée, on en vient au Non-agir. Le Non-agir, qui n'enferme plus le pouvoir créatif dans un programme, libère l'Activité - la véritable activité, celle de l'Homme-poète.


2. L'homme-poète est le contraire de l'homme d'action - l'homme de la raison calculante, qui agence des moyens en vue d'une fin, afin de maîtriser ce qui peut se produire et de faire dépendre les événements de la volonté de l'homme. Mais, sans l'homme - l'interventionnisme humain -, le cours des choses est déjà orienté. Car il y a une Voie déjà définie en toutes choses. Ne plus agir sur le monde est le laisser être selon sa spontanéité, le laisser aller. La Nature prend les choses en main, et il n'y a rien qui ne se fasse comme il convient que cela se fasse selon la Nature. Le Non-agir signifie l'accueil absolu de tout ce qui a lieu de soi-même, qui s'expose en toute vérité sous le Ciel : ainsi est-on en paix avec Tout-sous-le-Ciel - le monde. L'Accueil, n'écartant rien de ce qui se fait selon la Voie, accepte avec semblable joie toutes les productions de la Nature, sans reconnaître aucun privilège à l'être humain.


De cela est fait une application politique, quant à la manière, pour le Souverain, de diriger l'Empire dans le non- affairement, la dépréoccupation, en étant en retrait, sans ordre contraignant venant de lui, présent simplement et laissant les choses aller selon leur nature. Car, si le Souverain ne dit à nul dans l'Empire : " Fais ceci. Fais cela ", chacun - du paysan à la mère de famille, du boulanger à l'avocat, de l'étudiant à l'artiste lyrique -, n'en saura pas moins ce qu'il a à faire.





CHAPITRE QUARANTE-HUITIÈME
traduit et commenté par Claude LARRE
Lao Zi / Dao De jing édition desclée de brouwer


Traduction :


Pour l'étude
Tous les jours un peu plus
Pour la Voie
Tous les jours un peu moins

De moins en moins jusqu'au non-agir
Au non-agir et rien qui ne se fasse

L'Empire échoit toujours aux hommes de loisir
Un homme qui s'affaire est impropre à l'Empire




Commentaire :


Le naturel est simple. C'est l'artificiel qui est compliqué. Qui aspire à revenir au naturel doit tous les jours s'alléger. Qu'il se défasse de ses biens, de ses projets, de ses passions, de ses idées. Le détachement est la mesure exacte du progrès dans la Voie.


La société, au temps du Livre de la Voie et de la Vertu, commençait à suivre la voie de Confucius et reproduisait les modèles des Classiques, comme le Livre de l'Histoire. En matière d'éducation, de morale, de politique, elle était féodale et toute une science exégétique naissait autour des princes et de leurs cours. Par trois exemples bien choisis, le chapitre 20 nous montrait la prétention des écoles à régir le comportement des gens de la société et l'inanité d'un enseignement qui se perd dans les sables d'une fausse science.


L'allégement a quelque chose de céleste comme l'accumulation a quelque chose de terrestre. La fréquentation du Mystère amène à s'alléger de tout ce qui s'oppose à une avancée dans ce Mystère. Le grand obstacle à l'illumination, ce sont les connaissances. Apprendre, c'est accumuler des connaissances. Processus indéfini. C'est la visée qui n'aboutit jamais. A l'inverse, pratiquer le Tao, c'est entrer dans un processus de désappropriation, de diminution. La visée est aussi en quelque manière indéfinie mais elle est plus satisfaisante. Car, en s'appauvrissant, on se rapproche tous les jours du Non-agir et par là on se rend de jour en jour plus efficace, puisque l'efficacité est située du côté du Non-agir.


Ce qui paraît un commentaire propose une application politique. L'allégement menant au Non-agir, l'Empire ne peut revenir qu'à l'homme qui sait se maintenir au-dessus de l'affairement des hommes, à l'homme vertueusement désoccupé.




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