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SHEN NUNG, le divin laboureur
par Marc GARIN





Je suis une légende... un mythe... du moins s'il faut en croire l'esprit du pauvre mortel qui s'est mis en tête d'écrire mon portrait... À force de se documenter sur moi, il a fini par s'endormir sur le clavier de son ordinateur, dans les vapeurs de son thé en train de refroidir. Peut-être est-ce la répétition de mon nom. Peut-être est-ce le thé, dont je passe pour être le découvreur. Toujours est-il que je suis dans sa tête. Mais il ne le sait pas, puisqu'il dort...


J'ai déjà découvert, avec une stupeur mêlée d'intérêt, qu'on m'attribue un livre ! A moi qui n'écrivais pas... Et pour cause, l'écriture n'aurait été inventée que par le troisième Auguste, Huang-ti, mon successeur, qu'on appelle aussi l'empereur jaune... Mais je m'égare...








Mon existence débuta vers 2 800 avant J.-C., à une époque où la mesure effrénée d'un temps toujours plus fugace n'avait pas d'importance. Quand je suis né, la vie d'un homme s'égrenait en saisons, en récoltes, en famines, mais pas en secondes ou en mégabits. Le peuple de la future Chine, comme celui du reste de la terre, dépendait de l'animal et du végétal. Pour se nourrir, on devait parcourir les prairies et les forêts, chassant les animaux et cueillant les fruits et les végétaux sauvages. Mais, la population augmentant, s'alimenter devenait difficile et il fallait aller plus loin, dans des contrées inconnues. Les compétitions pour les territoires de chasse et de cueillette entraînaient des conflits meurtriers. Parfois, certains chasseurs osaient goûter une plante inconnue. Mais ce monde végétal, utile et dangereux, qui fournissait gîte et couvert, pouvait aussi tuer dans d'atroces souffrances. Pour expliquer cette ambivalence et la violence des temps, il fallait faire intervenir les dieux, les esprits ou les éléments.


On me connaît aujourd'hui sous le nom et les traits du légendaire empereur Shen Nung. Le temps qui passe inéluctablement a fait de moi un homme sage et attentif, patient observateur du monde qui l'entourait. J'avais noté que les animaux mangeaient certaines plantes de préférence à d'autres. J'en déduisis que ces végétaux ; devaient avoir plus de valeur nutritive que d'autres. Et je me dis que, si cela était bon pour les animaux, les hommes pourraient , certainement en tirer profit. Alors, j'entrepris de collecter les graines des plantes et les classai soigneusement. Je défrichai les terres autour de ma maison et semai les graines. Travailler la terre nécessitait des instruments adaptés ; j'inventai donc les outils indispensables aux travaux des champs, comme la houe et l'araire. Bien sûr, il me fallut faire de nombreux essais et je connus plusieurs échecs. Mais, au bout d'un certain temps, je parvins à mettre au point la culture des cinq aliments de base : le riz, le blé, le soja et deux variétés de millet.








Cela fait, j'entrepris de transmettre mon savoir-faire à mes voisins. Ces derniers, d'abord suspicieux, virent vite les avantages qu'il y avait à adopter ces nouveautés. Plus besoin de parcourir de longs chemins et d'affronter de multiples dangers. Plus besoin de se déplacer au fur et à mesure que les ressources du lieu s'épuisaient. Le contrôle de la production de nourriture s'améliorait. Le stockage palliait les aléas des mauvaises saisons. L'agriculture était un cadeau du ciel. Et bientôt, la population se mit à me vénérer comme le dieu inventeur de l'agriculture, nourrisseur de l'humanité de l'Empire du Milieu. Je devins le " Divin laboureur ".


Les ressources en nourriture s'étant améliorées, la santé des humains devint moins précaire. Mais certaines maladies continuaient à ravager mes sujets. Et c'est avec tristesse que je voyais les paysans succomber sous les coups des fièvres et des épidémies. Lors de mes observations sur les plantes alimentaires, j'avais bien constaté que les animaux malades privilégiaient la consommation de certains végétaux. Parmi la multitude d'espèces poussant sur terre, n'y avait-il pas des plantes capables d'apaiser les souffrances des hommes ? Mais comment savoir lesquelles étaient utiles ? Et quelles maladies pouvaient-elles guérir ? Personne, me sembla-t-il, n'avait jamais mené de recherches dans un tel domaine.


Pour le bien de mes semblables, je me dis qu'il était de mon devoir de combler ce vide. J'avais de quoi me nourrir - n'avais-je pas inventé l'agriculture ? - et je disposais de temps. Je décidai donc de parcourir les terres, les champs, les forêts et les pics, goûtant sans relâche les nouvelles plantes rencontrées au détour de ma route. Parfois, j'observais les animaux, parfois je me laissais guider par ma seule inspiration. Certains racontent que je possédais un ventre transparent, laissant voir mes organes internes, d'autres que je m'étais moi-même ouvert l'abdomen pour faciliter mes observations. N'étant plus qu'un mythe, j'avoue ne plus très bien savoir où est la vérité... Toujours est-il que je pouvais; tout à loisir observer l'effet des simples sur mon organisme. C'est ainsi, dit-on, que je découvris les saveurs et les effets de dizaines de plantes. J'identifiais celles qui donnaient la fièvre, d'autres qui la chassaient. Je m'éveillais l'esprit en grignotant certaines feuilles ou en les laissant infuser dans de l'eau bouillante, comme le thé.? Bien des fois je tombai dans le coma en suçant quelques racines ou me réveillai après de violents rêves colorés. Certains rapportent même qu'il m'arriva de m'empoisonner plus de soixante-dix fois en une seule journée en ingérant des plantes toxiques. Mais je trouvais immédiatement l'antidote chez une autre plante.








L'empereur céleste s'émut de mes efforts incessants pour améliorer le sort de l'humanité. Ainsi raconte-t-on que, pour faciliter mes recherches, il m'offrit un fouet magique capable de m'assister dans l'analyse des plantes. Lorsque le fouet devenait rouge, la plante produisait un effet calorifique. Passait-il au blanc, il s'agissait alors d'une plante banale sans aucun effet médicinal. Et si le fouet devenait noir, c'était une belle empoisonneuse qu'il ne fallait surtout pas absorber. II est dit que mes recherches ont abouti à l'écriture des trois volumes du Shennong bencaojing " Pen Ts'ao King " ou Classique de la matière médicale du Laboureur Céleste. Rendez-vous compte, le plus ancien ouvrage traitant des plantes médicinales jamais écrit ! J'y abordais, paraît-il, 365 substances dont plus des deux tiers sont d'origine végétale, d'où le nom de bencao (herbier).


Le premier volume regroupe 120 produits supérieurs ou souverains, des substances qui nourrissent la vie selon les exigences du Ciel. Si ma mémoire est bonne, certaines proviennent du ginseng, du jujube, de l'orange, du cannelier de Chine, du cirse des champs ou encore de la réglisse. Ces plantes, non toxiques, sont réputées alléger le corps, accroître l'énergie vitale et favoriser la longévité.


Le second volume comporte 120 produits moyens ou ministres, des substances qui nourrissent la nature essentielle de l'Homme. Dans cette catégorie se trouvent celles issues du gingembre, des pivoines ou du concombre. Ces drogues possèdent une certaine toxicité, et ne sont à utiliser qu'à des fins médicales.


Enfin, le dernier volume comprend 125 produits inférieurs ou assistants, des substances qui soignent les maladies selon les exigences de la Terre. Ces matières sont efficaces sur le plan thérapeutique, mais toutes toxiques. Le verâtre, différents aconits et les noyaux de pêches, qui contiennent des poisons à n'utiliser qu'à doses très faibles et très contrôlées - homéopathiques en quelque sorte - , en ont partie. Cet ouvrage m'aurait consacré comme le père de l'herboristerie chinoise.








Bien entendu, de nos jours, des esprits chagrins et assoiffés d'une vérité historique tristement rigoureuse, me dénient le droit d'avoir été Shen Nung, parfois aussi confondu avec l'empereur rouge (Yan Di). Je n'aurais, disent-ils, pas plus de réalité que Fuxi et Huang-ti, les deux autres empereurs mythiques fondateurs de la civilisation chinoise. Ils ajoutent qu'un homme à tête de buffle, au ventre transparent, capable de mourir et de revivre après chaque empoisonnement, ne saurait avoir écrit le livre qui lui est attribué alors que les premiers écrits connus ne sont apparus que 1600 ans plus tard.


Sur ce point du moins, je suis d'accord avec eux. Je vivais à une époque où laisser sa trace dans l'histoire n'avait pas le moindre sens. Seul comptait l'instant. " Mon livre ", le Shennong bencao jing, est sujet à caution ; personne n'en connaît l'original qui serait bien plus moderne, datant de 200 ou 300 ans avant votre ère. Ce ne seraient que compilations de renseignements oraux réunis par d'anonymes lettrés. Cela lui donne-t-il moins de valeur ? Rien n'est moins sûr...


Voilà ce que j'ai pu lire sur l'écran d'ordinateur - fabriqué en Chine, lui aussi - de cet auteur qui dort sur son bureau. Mais sans doute ai-je pensé trop fort : il se réveille ! Dans ses yeux, embués de sommeil, je crois qu'il a aperçu un instant, dans les vapeurs du thé, un homme à tête de buffle, au ventre transparent, drapé d'une robe de feuilles et qui le regarde avec bienveillance.




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