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Un SAGE est sans idée
par François JULIEN


Fiche technique de Bruno FOUCHER



SANS RIEN AVANCER


Selon CONFUCIUS, il y a quatre choses dont le sage est exempt : Il est sans idée (privilégiée), sans nécessité (prédéterminée), sans position (arrêtée) et sans moi (particulier).

Le sage est " sans idée " signifie qu'il se garde de mettre une idée en avant, au détriment des autres. Ainsi c'est sur leurs fondements même que la sagesse et la philosophie s'opposent. L'histoire de la philosophie commence avec l'idée. A partir d'une idée que l'on met en avant et dont on fait un principe, la pensée s'organise en système. Déjà PLATON s'affranchit de la sagesse considérant l'inconsistance de ce qui n'est pas un savoir démontré " la sagesse est pour les dieux, nous autres les hommes, nous ne pouvons qu'y aspirer, nous ne pouvons que l'aimer. Aussi serons-nous philosophes ". De fait, la sagesse chinoise ne donne pas lieu à une progression mais a une variation caractéristique de son mode de fonctionnement, le procès (processus).



SANS IDEE PRIVILEGIE, SANS MOI PARTICULIER


Le sage est " sans nécessité ". Comme il ne présume de rien, il ne connait pas le " il faut " qui s'imposerait à lui et qui prédéterminerait sa conduite. Il est sans nécessité qui codifie sa conduite par avance. Le sage est " sans position ". Le réel étant en transformation continue, sa conduite l'est aussi. Il ne s'immobilise sur aucun point de vue particulier, veille également à ne pas s'attacher après coup à toute position adoptée, à ne pas s'y fixer. Enfin le sage est " sans moi " puisque, comme il ne présume rien en tant qu'idée avancée, ni ne projette rien à titre d'impératif à respecter, ni ne s'immobilise non plus dans aucune position donnée, il n'est rien par conséquent qui puisse particulariser sa personnalité. En se conformant à la possibilité des moments, CONFUCIUS réussit à maintenir une normativité mais sans qu'elle soit exclusive et catégorique, et c'est en variant ainsi d'un pole à l'autre, d'un extrême à l'autre qu'il peut réaliser le juste milieu de la régulation






LE JUSTE MILIEU EST DANS L'EGALE POSSIBILITE DES EXTREMES


En philosophie le juste milieu devient la demi-mesure, fuyant l'extrême, craignant l'excès. Pour les penseurs chinois le milieu n'est pas cette position arrêté et figée à mi-chemin, mais c'est au contraire un processus permettant de passer également d'une position à l'autre. Etre capable de l'un aussi bien que de l'autre en ne s'enlisant d'aucun coté constitue la " possibilité " du milieu. Alors que coté grec, le milieu propre à la vertu est conçu de façon technique selon un modèle de type mathématique, la conception chinoise s'inscrit dans une logique de déroulement, ce milieu est milieu parce que, pouvant varier d'un extrême à l'autre, la régulation est continue. Le milieu véritable doit s'entendre positivement, comme de pouvoir être également l'un comme l'autre et non négativement, comme de n'oser ni l'un ni l'autre.



ETALE ET CACHE


Le propos confucéen a une double caractéristique. Incitatif, il n'enseigne pas, ne vise pas à donner des leçons mais tend seulement à éveiller l'esprit de son récepteur. Indicatif, il fait ne fait que commencer à dire et se contente d'aiguiller l'autre. CONFUCIUS ne cesse de faire des remarques pour faire prendre conscience. Une remarque n'a pas pour objectif de dire la vérité, ni d'induire ou d'illustrer, elle n'expose pas une idée. Sa fonction n'est pas de définir mais de pointer. On définit une généralité mais on ne définit pas une globalité. On peut seulement en prendre conscience à partir d'un point particulier. Le propos de la sagesse est obvie, son sens est banal, en même temps qu'il garde en lui un fond caché.



CACHE PARCE QU'ABSCONS, CACHE PARCE QU'EVIDENT


Il y a le caché relevant de l'absolument invisible, inaudible dont se défie CONFUCIUS et qui est caché par séparation. Il y a le caché de ce qui se déploie de façon la plus vaste, la plus ample et qui se trouve en même temps au sein du plus proche, de ce qu'on utilise tous les jours et que néanmoins on ne voit pas. Ce caché est caché parce qu'il est à la fois trop déployé et trop proche (trop quotidiennement consommé) pour qu'on puisse en prendre conscience. Le caché de la sagesse est celui de l'évidence (de l'immanence) et le plus difficile à voir (ou a dire) est de l'ordre du quotidien et de l'évidence.






LE NON OBJET DE LA SAGESSE


L'immanence est cette évidence de ma vie ou cette évidence de la " voie " à l'œuvre dans tout procès et qui ne cesse de me déborder. Car cette voie de l'immanence ne cesse de procéder par régulation de la réalité dit le grand commentaire du classique du changement. Il revient au propre de la sagesse de la faire remarquer soit en renversant la parole et sous figure de paradoxe, comme dans les aphorismes des maitres de la voie, les taôistes : " la voie brillante est comme obscurcie ", " la voie du progrès comme reculant "…. La contradiction affichée en appelant à être dépassée conduit à redécouvrir la plénitude de la voie (libérée qu'elle est des visions restrictives sous laquelle nous l'avions figée). La pratique esthétique picturale chinoise ne vise à rien d'autre qu'à nous rendre sensible à cette évidence de la Voie qui ne cesse de nous échapper. Au lieu de représenter un aspect du monde, ou de dépeindre un objet, elle actualise cette immanence continue du procès. Ce qui caractérise la sagesse face à la philosophie, ou la Chine face à l'occident, c'est une prise de conscience qui ne passe pas nécessairement par la détermination d'un objet et une finalité dont le critère n'est pas la vérité.




LA SAGESSE REALISEE


La philosophie conçoit (elle a un objet, la vérité) tandis que la sagesse réalise (le " le " / " cela " de l'évidence) : " je le considère devant et soudain c'est derrière ". Il lui faut un déroulement ainsi que l'épreuve du quotidien et du concret, ne s'offrant pas comme objet (de connaissance) mais comme occasion (de réalisation). Tandis que la connaissance opère directement, la réalisation s'opère indirectement, toujours par un biais. Ainsi réaliser, c'est prendre conscience de l'évidence, du caractère réel du réel, par exemple que le temps passe, qu'on vieillit ou simplement qu'on est " en vie ". Car personne ne réalise complètement qu'il est promis à mourir et pourtant chacun le sait. La tradition néo-confucéenne donnera un nom à cet insaisissable qui est en même temps quotidien et concret et qu'on ne cesse d'avoir à réaliser : " le juste milieu ". C'est lui que j'ai commencé à appeler le fond d'immanence. C'est la capacité à réaliser ce fond d'immanence d'où vient la sagesse. Et puisqu'on ne peut se rendre compte de sa " voie ", on peut au fil des jours et par un biais ou par un autre aider à réaliser ce fond d'immanence. Selon la conception chinoise de l'effectivité, sa réalisation ne peut être visée directement comme un but, en fonction d'un plan, elle procède indirectement à titre de conséquence, en retour de tous les efforts que nous avons faits, sans chaque fois projeter ni calculer.




LA SAGESSE N'EST PAS RESTEE DANS L'ENFANCE DE LA PHILOSOPHIE


La philosophie, vue de Chine, apparait un embranchement particulier se détachant de la voie de la sagesse en ne gardant pour objectif que la vérité. La pensée chinoise ne se braque pas sur le vrai, elle n'en fait pas une notion globale, elle n'en fait pas la vérité.






FALLAIT-IL FAIRE UNE FIXATION SUR LA VERITE ?


La pensée en se braquant sur le vrai devient philosophie. En Grèce, les ambivalences ont été progressivement ressenties comme des ambigüités de moins en moins tolérables, d'où naîtra la philosophie ; S'amorçant chez PARMENIDE et théorisé par ARISTOTE, elle fonde une logique identitaire selon laquelle on ne peut être à la fois cela et son contraire. Au contraire en Chine, la complémentarité des contraires, bien loin de faire problème est pensée au principe même des choses (YING et YANG). Non seulement l'un engendre l'autre mais aussi, l'un est déjà dans l'autre lit-on chez LAOZI. Parce que les contraires lui paraissent intrinsèquement complémentaires, la pensée chinoise n'a pas à recourir au tranchant de la vérité. Tandis que la philosophie pense sur le mode de l'exclusion (vrai/faux), la sagesse pense sur le mode d'une égale admission. Tandis que le philosophe parle pour " dire le vrai ", le sage ne parle pas ou plutôt le moins possible. Son silence n'est pas ascétique, ni mystique, ni religieux. S'il se tait c'est parce qu'il n'y a rien à dire car " cela " se passe de paroles. Si le sage est sans idée, c'est aussi qu'il n'interprète pas le réel d'après des idées.



LA SAGESSE EST COMPREHENSIVE


En Grèce, la cité, tout comme la philosophie, s'est construite sur un face à face des discours. Or si la Chine n'a pas ignoré la controverse, celle-ci n'est pas devenue systématique comme en Grèce. En Chine, au lieu de s'expliciter frontalement, les discours sont insinuants et demeurent allusifs. Ils ont garde de prendre ostensiblement le contre-pied de l'adversaire. Le sage ne cherche pas à différencier son point de vue de celui des autres mais plutôt à comprendre et concilier les autres points de vue dans sa pensée. Tandis que la philosophie se veut éristique, la sagesse se déclare pacifique, tandis que la philosophie est dialogique, la sagesse est soliloquente, tandis que la philosophie est exclusive, la sagesse est compréhensive. En Chine, plutôt que de débattre avec son adversaire pour tenter de le réfuter, la tactique est de tourner cet adversaire contre un autre adversaire en reconfigurant leurs positions de façon telle qu'en s'opposant elles laissent voir par l'une ce qui manque à l'autre et réciproquement. Le contraire de la sagesse n'est donc pas le faux mais le partial. La partialité y revêt l'importance que revêt l'erreur pour la philosophie. Tandis que la voie philosophique ou religieuse conduit à Dieu, à la vérité, la voie que prône la sagesse ne conduit à rien, il n'y a pas de vérité qui soit son aboutissement. Ce qui la caractérise c'est qu'elle ne conduit pas vers un but mais c'est par elle que l'on peut passer, en suivant l'exigence du juste milieu et sans jamais sombrer dans la partialité. Ignorant la finalité, elle ne peut avoir d'autre aboutissement que son propre renouvellement.



LA SAGESSE SE PERD SOUS LA FRAGMENTATION DES POINTS DE VUE


Dès qu'une orientation se fait dans notre esprit, prétend le penseur taôiste ZHUANZI, le monde qu'il appréhende se fige et s'appauvrit. Toute détermination est négation dit aussi la philosophie classique mais le penseur taoïste a poussé cette logique à l'extrême. Il la projette sur l'existence. Qui adopte un point de vue se ferme aux autres. C'est de cet esprit advenu, accompli que naîtrait le jugement de vérité. De cette formation de notre esprit se constituant en un point de vue particulier et dont chacun se fait un maître, naît la disjonction continue des jugements. Au lieu d'éclairer le débat entre écoles, tout point de vue occulte la réalité car la contradiction fait perdre de vue l'unité foncière. Elle rend toute entente impossible. Cette disjonction du jugement va de pair avec l'avènement d'une préférence et traduit un déficit de la " voie ".






NI AUTRE NI SOI


Chacun connait selon sa perspective, chacun connait de son coté, dès lors qu'elle est prise dans le vis-à-vis de l'autre et de soi, la connaissance est conduite à s'opposer, chacun affirmant comme " vrai " ce qu'il voit de son coté et rejetant comme " faux " ce qui ne se voit que de l'autre coté. Ce qui caractérise ces deux cotés de la connaissance, nous dit le penseur taoïste, c'est qu'ils sont interdépendants (il n'y a pas d'autre sans soi ni de soi sans autre) en même temps qu'incompatibles. Pour sortir du face à face, il existe le " pivot de la voie ". Placé au centre, il est en mesure de répondre sans fin. Tandis que, en se renversant l'un l'autre, les jugements disjonctifs s'enchainent à l'infini (en formant le cercle vicieux de la discussion), au centre du cercle qui est vide, il n'y a plus de discussion possible. Les perspectives se rejoignent en ce centre " pivot ". Mais renoncer aux disjonctions est encore disjonctif car en refusant la disjonction, on reconduit du seul fait l'opération refusée. Le commentateur de la pensée taôiste (GUO XIANG) est vigilant sur ce point. Pour ne pas tomber dans le piège de la disjonction par le refus de la disjonction, on ne s'attachera pas plus au principe de la non-disjonction qu'on ne s'est attaché à celui de la disjonction. On reste également ouvert aux deux et leurs exclusions se dissipent.



DE PAR SOI MEME AINSI


La vision globale à laquelle le sage est enjoint de recourir consiste à ne plus voir de son propre coté, de façon unilatérale mais chaque fois du coté par lequel s'est déployée la réalité. La sagesse consiste à voir du coté ou cela est justifié. Le sage a une vision harmonique, sa vision pivote pour répondre à chaque situation et ne cesse de se conformer. Elle voit chaque fois l'existant sous l'angle sous lequel il se trouve " de par soi même ainsi ". Mais quel est ce naturellement ainsi ? Il est celui du ciel dit le penseur taoïste. Aux yeux des chinois, le ciel n'est autre que la totalité des processus en cours. Le ciel est le fond d'immanence d'où ne cesse de procéder l'authenticité des choses. Les branches balancées par le vent fournissent une première image de l' " ainsi " mais de l'immanence elle-même, comment s'en saisir ? Pour nous faire réaliser l'immanence, le penseur taoïste fait appel à l'expérience de notre corps. Comment cet ensemble d'os, d'organes et d'orifices est il réglé pour fonctionner ? Tout fonctionne de par soi-même (ou de par soi-même ainsi). Le sage dirons-nous " prend les choses comme elles viennent ". La sagesse consiste à faire coïncider sa perspective avec celle qui est propre à chaque existant, elle consiste non point à juger mais à comprendre. Et les choses se voient alors éclairées selon leur fond propre sous l'angle de leur avènement.



SANS POSITION : LA DISPONIBILITE


C'est parce qu'il n'est plus disponible que l'esprit sombre dans la disjonction, et c'est ce qu'ajoute le penseur taoïste à la pensée de CONFUCIUS. La disponibilité n'est pas seulement l'absence de toute position arrêtée, figée dans une vérité, elle est plus radicalement l'effacement de toute position. Le sage est compréhensif parce qu'il est calme, détendu, serein et c'est par la que la sagesse s'écarte aussi de la philosophie. La connaissance n'y est pas une pure faculté, sa capacité tient aussi à la manière d'être. En Chine, on n'a cessé de dire qu'on ne saurait séparer la capacité de connaissance de la disposition intérieure. Le connaitre chinois n'est pas tant se faire une idée que de se rendre disponible. De part et d'autre il y évacuation, mais d'un coté elle s'opère par le doute et de l'autre par le délaissement, le vide, le calme, la sérénité, le détachement…. Pour l'obtenir on ne peut compter sur la seule raison, il faut une hygiène de l'esprit qui est d'abord celle du corps. La disponibilité est nécessaire au connaitre, elle n'est pas seulement un état préparatoire à la connaissance mais elle reste sa condition d'exercice. Tandis que la philosophie ne connait et ne comprend qu'avec l'esprit (la raison), la pensée chinoise, réinscrivant la pensée dans le corps nous rend attentif au fait qu'on ne connait qu'à travers une disposition qu'il faut détendre, épurer, ouvrir jusqu'à la disponibilité.






NI RELATIVISME


Si la dénomination est relative en dépendant du point de vue adopté, l'interchangeabilité " ceci " " cela " n'entraine pas pour autant leur confusion, sinon toute discussion deviendrait impossible. Le penseur taôiste ZHUANGZI adopte une position inverse, emprunté au relativisme. Alors que les mohistes, comme Aristote sont attachés à la notion de genre spécifique (nommer cela cheval, c'est le classifier). Le penseur taôiste s'attache à éradiquer la possibilité des disjonctions en retournant la notion de genre et en la faisant servir à l'envers jusqu'à l'annuler. Pour pouvoir ainsi ouvrir la voie à la vision du sage, le penseur taoïste reprend à son compte les arguments des sophistes. Tout dépend à quoi on compare, rien n'est déterminable en soi et par soi et donc n'est qualifiable avec justesse. " Dans le monde rien n'est plus grand que la pointe d'un poil à l'automne ". Il y a toujours plus grand par rapport à quoi c'est petit et plus petit par rapport à quoi c'est grand. On ne peut donc dire de rien que n'est en soi grand ou petit. La disjonction s'efface. De reconnaitre que tout est relatif conduit à reconnaitre que rien n'est " en soi et par soi " donc que rien n'est un, donc que rien n'est. " Être ", dès lors, " est " un terme qu'il faut supprimer. Dans une Chine qui a généralement ignoré la question de l'être (et jusqu'à son verbe), rien n'est assignable durablement à un sujet, d'où le caractère inéluctablement vague et flou des existences. Cependant le penseur taôiste se désolidarise du " tout est un " qui en est l'aboutissement logique du relativisme et lui fait subir la même dissolution : on ne peut pas plus s'en tenir à la thèse relativiste qu'à son contraire. La logique de la sagesse est d'ouvrir une troisième voie, elle n'est n'y d'effacer, ni d'affirmer la différence mais de l'accueillir puisqu'on sait que toutes ces différences au fond s'équivalent. Ainsi s'il recourt aux arguments relativistes pour s'affranchir de l'exclusive des disjonctions, le sage reconnait à travers chaque occasion particulière une validité d'ensemble (la viabilité du monde : le Tao, la voie). Car le monde pour lui n'est ni confus (se réduisant à l'un), ni discordant (parce que ancré dans la différence) mais il est cohérent. L'unité que fait prévaloir la sagesse tient à la globalité (le ciel en Chine) et procède par compréhension. Autrement dit, la sagesse est de comprendre les différences, de les tenir ensemble sur le même plan, en leur étant le plus largement ouvert pour mieux éprouver à chaque moment la logique particulière à chaque " ainsi ". Car le sage sait percevoir comment les différences se justifient en formant un tout.



NI SCEPTICISME


A la question des questions, celle du par quoi connait ton ? Ou par la raison ou par les sens ou par les sens et la raison, PYRRHON répond, ni par les sens, ni par la raison, il répond en remettant en question la question. Il dissout. Et c'est ce en quoi sortant du cadre de la philosophie, il peut rencontrer le sage chinois. Ils partagent la même conviction qu'il y a urgence à sortir du débat. Dans l'arène philosophique chacun affirme ce que l'autre nie et nie ce que l'autre affirme et ces contradictions sont stériles puisqu'elles sont insolubles. Aucun système ne vaut plus que l'autre chacune des thèses n'étant qu'un point de vue possible. On sait la difficulté qu'il y a dire le scepticisme, car dire qu'on se trompe, ou même qu'on ne sait pas est encore dogmatique. De la possibilité du connaitre, la question reflue vers la possibilité de connaitre le connaitre.

La sagesse se constituerait de deux phases : La première, celle du détachement et de la neutralisation (neutre = ni l'un ni l'autre). On relativise opinions et points de vues et l'on renvoie dos à dos les jugements contradictoires des écoles. La seconde est celle de la vie conforme ou l'on revient au monde. Le sage ne vit pas à part, il suit les croyances, se plie aux usages établis, remplit les fonctions qui lui échoient. La pensée chinoise a été particulièrement adroite à décrire cet état " fade " de la sagesse (CHENG XUANYING) ou parce qu'il n'est plus attaché aux jugements du monde, le sage entretient avec le monde un rapport à la fois intime et détendu. Il y évolue et vie au gré. Ce n'est possible que parce que le penseur taoïste à lié de façon positive la non connaissance à la sagesse. Les sceptiques sont déçus de la vérité tandis que le sage chinois n'est pas soucieux de la vérité.






LA CONGRUENCE


C'est seulement parce qu'on est sans connaissances qu'on s'appuie sur le " Faire de par soi du monde " et dès lors on peut faire galoper tous les " existants ". C'est ce que nous nommons la congruence. Tandis que la connaissance vise à la vérité mais fait barrage à l'immanence, cette non connaissance vise à la congruence. L'immanence est ce que l'on ne peut dire qu'en " laissant ", non pas qu'elle soit ineffable mais elle se perd inéluctablement dans la parole et s'évapore dans la pensée. Le dialogue est le biais le plus commode pour s'en saisir. Ou plutôt est-ce son envers, un anti-dialogue, consistant non pas à répondre à l'autre mais ou à remonter dans la question de l'autre en questionnant à son tour et en en la dissolvant. La non-connaissance ouvre la voie à la sagesse car, ne s'enquérant plus, on se dispose à accueillir ce qui vient, comme cela vient, à prendre les choses comme elles viennent, et on est plus troublé par rien. Le propos plat, sans tension, sans désir et même sans la moindre rugosité, de la sagesse empêche la pensée de s'y accrocher et conduit à la sérénité, l'ataraxie.



L'HARMONIE


Dans son ensemble, et c'est même un de ses traits les plus marquants, le monde chinois (idéologique) est sous le règne affiché de l'harmonie. Il est fermé aux ressources de l'affrontement et du conflit et c'est pourquoi sa forme de pensée privilégiée est la sagesse. A la différence de la philosophie, pure activité théorique, le sage vit comme il pense. Etre fade, comme le sage chinois, n'est pas être indifférent, au contraire, cet état le plus neutre est celui qui permet de se prêter le mieux à l'évènement des différences. Au sein de la culture européenne, c'est MONTAIGNE qui le dit le mieux. Il a conçu une nature décapée de la philosophie à laquelle c'est en sage qu'on se commet : " le plus simplement se commettre à la nature, c'est s'y commettre le plus sagement ". La sagesse vient comme la vieillesse, de par soi-même, elle vient d'elle-même. Si la sagesse est un effet du temps qui passe, c'est qu'on prend simplement alors les choses comme elles viennent, sans plus le juger en passant, en réalisant que tout ne fait que passer.



DIRE UN SENS, LAISSER PASSER L'IMMANENCE


Dès qu'on dit quelque chose, on opère à l'envers de l'indémarquabilité des choses, on perd de vue le fond commun et disjoignant chaque ainsi, on le clôt, on le raidit. Dire c'est choisir, dire c'est trancher, ce faisant on occulte l'indélimitabilité et l'indissociabilité du cours de la voie. La conséquence en découle tout naturellement, opposant la parole à la sagesse, l'une exclut l'autre. La parole introduit la partialité. La première façon de sauver la parole est de l'indéterminé. En ne disant plus rien nommément, précisément mais en évasant à l'extrême tout propos. Une formule le dit du sage : " sans dire, il dit, en disant, il ne dit pas ". C'est pourquoi le propos de la sagesse est si pauvre dans son énoncé, mais il ne cesse de donner à penser. La parole du sage est plate, elle ne cesse de renvoyer à ce tout commun par sa banalité et de faire entendre l'exigence de tout rétablir sur un pied d'égalité. " En parlant toute sa vie, il n'a jamais parlé. Sans parlé de toute sa vie, il n'a jamais pas parlé "






SANS RIGIDITE NI FIXITE, DES PAROLES VASTES A L'INFINI


Tandis que la parole de vérité disjoint en fixant et en faisant barrage à toute évolution, le propre du propos de sagesse est qu'il est sans rigidité ni fixité. C'est en se modifiant sans cesse qu'il va toujours au fond des choses car en se renouvelant, il se répand au gré et il est en mesure d'aller jusqu'au bout du procès. Une parole évolutive qui en se renouvelant sans cesse n'impose pas d'orientation ni de priorité est en mesure de répondre à chaque ainsi en même temps qu'elle fait entendre les fonds indifférenciés du procès. Aux penseurs taoïstes, on attribue une stratégie d'évasement et de débordement de la parole qui par le relâchement du dire peut saisir et capter l'immanence. " Avec des propos creux et lointains, des paroles vastes à l'infini, des expressions sans bout ni bord, il se laisse au gré du moment sans tomber dans la partialité, et se garde de considérer les choses d'un point de vue unilatéral "



COMMENT A PU S'IGNORER LA DISCUSSION


Le sage serait il inclassable ? Quand on en fait le tour, tous ses cotés paraissent opposés. Ou serait-ce que les ayant tous, le sage en fait est sans coté ? Ce qui fait le sage est précisément qu'il n'a plus aucun coté permettant de la définir. Il y a bien longtemps que la philosophie n'attend plus rien de la sagesse. Plus l'une a pris de consistance avec son armature conceptuelle et théorique, sa facture méthodique, plus l'autre a paru se dissoudre. Cette dissociation se vérifie dans la discussion. Le sage ne discute pas, le sage " contient en lui ", il contient comme un vase, autrement dit il comprend, non pas au sens dérivé, intellectuel mais à celui le plus élémentaire de qui tient tout en lui. La foule des autres en revanche discute, veut faire voir ce qu'elle veut. Toute discussion en faisant saillir des positions ne peut être que superficielle. C'est donc par principe qu'une discussion laissera de coté l'essentiel, ce fond des choses qui ne se laisse pas dissocier, l'évidence. Et le propre de l'évidence c'est qu'elle est indiscutable. Aussi de même que le " grand tao " ne s'énonce pas, la grande discussion " ne se parle pas ". Toute discussion est toujours trop codifiée parait dire le penseur taoïste.



LE SAGE EST SOLILOQUANT


Distinction, discussion, les deux termes sont si proches en chinois, homonymes et souvent synonymes, ils se distinguent à peine. La voie de la discussion étant fermée, reste celle de la variation ou le sage est non plus dialoguant mais soliloquant. Car c'est de par soi-même qu'on " rendra correct ". Le sage harmonise les oppositions selon l'égalité naturelle en une parole qui se déverse au gré, sans plus trancher, logeant ainsi chaque existant dans ce qui n'est plus limité.



POURRAIT-ON PENSER SANS PRENDRE DE POSITION ?


Par l'art de la variation échappant à la détermination d'un sens, les penseurs chinois ne se sont pas contentés de montrer comment c'est possible, ils en ont fait la " voie " de la sagesse. La philosophie est née de la cité et la fonde en retour, tandis qu'en demeurant une pensée du naturel, la sagesse est foncièrement apolitique. Et telle est bien la singularité ou la faiblesse de la pensée chinoise. Notre tort ou notre folie en somme ajouterait SOCRATE, c'est que tenant la pensée pour un risque, nous avons effectivement pris le partie de son aventure.




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