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Sagesse Confucianiste
par Cyrille J-D. Javary


Les trois sagesses chinoises / Albin Michel
Photos : musée Guimet








L'époque de Confucius ressemble un peu à la notre. Et c'est peut-être pour cela que sa parole sonne toujours si juste aujourd'hui. Il vivait il y a vingt-cinq siècles dans une Chine qui, à l'instar de notre monde actuel, était en proie à des bouleversements technologiques et sociaux rendant le passé instable et le futur incertain. Des inventions incessantes produisaient des outils dont la dissémination, en moins d'une génération, renversait l'échelle des valeurs sur lesquelles s'appuyait le monde précédent, faisant vaciller jusqu'aux fondements de la vie sociale et de la morale commune.


Au Vème siècle avant notre ère, en Chine, ce qui bouscule l'ordre social millénaire, c'est la généralisation du fer métallique fondu dans des bas-fourneaux (et non plus du minerai de fer forgé à froid), matériau qui n'atteindra l'Occident que vers le XIIIe siècle, y provoquant la mutation du roman au gothique. Avec ce fer, on fait des charrues puissantes et des épées mordantes. Les premières décuplent les rendements agricoles, ce qui aboutit à une augmentation de la population qui bouscule les règles traditionnelles de la guerre féodale. A la joute en dentelle entre princes, échangeant des invectives rimées entre deux élégants duels à l'arc, succède le choc brutal d'immenses armées de fantassins armés d'épées en fer. Un monde féodal commence à sombrer; il mettra deux siècles à devenir impérial mais il le restera deux millénaires durant au moins - car rien ne dit que, malgré son apparente modernité, il ait aujourd'hui fondamentalement changé.





Confucius n'est pas pour rien dans cette pérennité. Son coup de génie, au tournant des années - 500, fut d'ouvrir les temps nouveaux sous couvert de faire appel au passé en fondant la première école privée du monde. "J'offre mon enseignement à quiconque me rémunère, ne fut-ce que d'un simple cadeau de viande séchée. " Le propos parait anodin, voire trivial, mais dans le contexte de l'époque, on peut difficilement imaginer proposition plus révolutionnaire. Dans un système féodal, seuls les "fils de nobles ont droit à l'instruction. En proposant son enseignement contre quelques lamelles de viande séchée, Confucius rompt ce tabou et proclame une vérité novatrice : la seule noblesse qui compte est celle du coeur, pas celle du sang. Or, si la première se reçoit à la naissance, la seconde s'acquiert : elle est donc ouverte à tous. Son apprentissage est ce que Confucius appelle l'" étude" (le gong), un profond souci de s'améliorer sans cesse qui n'a rien à voir avec un savoir livresque et qui n'a pas d'autre but que l'amélioration de la qualité des rapports humains. C'est pourquoi Confucius donne aussi à cette recherche d'un constant perfectionnement de soi le nom d'" humanité ". Enfin, en posant l'exigence morale au premier rang, Confucius fonde l'humanisme moderne et invente le droit des peuples à exiger le meilleur de leurs dirigeants.


Il va faire éclore une nouvelle classe sociale comme il n'en existera dans aucun autre pays au monde, un groupe hautement qualifié du point de vue moral et professionnel qui va administrer la Chine pendant toute la durée de l'empire, même aux périodes de totale désunion : le corps des "lettrés ". L'idéal d'exigence morale au service de l'Etat que Confucius leur a inculqué va, pendant deux mille ans, leur tenir lieu de titre de noblesse.


Pour Confucius, il ne fait aucun doute qu'il s'agit là d'un fondement inaliénable de son enseignement. A son disciple Zilu qui lui demande ce qu'est un "être accompli", il répond : "Celui qui s'améliore et ainsi sait comment respecter." Tétu, Zilu demande : "Est-ce tout ?" Nullement décontenancé, Confucius reprend : "Il s'améliore et ainsi procure l'apaisement aux autres." Et Zilu de revenir à la charge : " Est-ce tout?" Et Confucius d'élargir sa réponse : "Il s'améliore et procure ainsi l'apaisement au peuple entier", mais il ajoute : " La, Yao et Shun (deux grands souverains mythologiques) eux-mêmes ont peiné.





L'amélioration continuelle de soi n'est pas la recherche obstinée de la performance, mais bien plutôt la recherche tenace d'un développement progressif de cette aptitude qui pousse les humains vers le bien tant pour eux-mêmes que pour les autres.


Mengzi (Mencius) développera cette idée confucéenne que chacun porte en soi cette propension, mais que la posséder n'est pas suffisant : il faut la cultiver, la faire tendre vers son épanouissement. Et pour cela, comme nous le verrons plus loin, Confucius pense que le rite est une aide. Laozi, nous l'avons vu, raille cette idée au chapitre 48 du Dao De Jing : "L'étude, c'est chaque jour un peu plus", parce qu'il lui semble que cette discipline va à l'encontre du développement de la spontanéité en harmonie avec le flux du dao. Mais ce qu'il néglige, c'est que la conception confucéenne de l'étude n'est pas synonyme de plus d'efforts, mais d'une certaine rigueur dans le dialogue face à soi-même : "Maitre Zeng (un important disciple de Confucius) dit : "Chaque jour je m'examine plusieurs fois. Me suis-je fidèlement acquitté de mes engagements? Me suis-je montré digne de la confiance de mes amis? Ai-je mis en pratique ce qu'on m'a enseigné ?


Confucius ne se soucie pas de savoir si l'être humain est naturellement bon on mauvais - il laissera ce genre de débat à ses successeurs -, une seule chose compte à ses yeux : l'être humain est perfectible. En disant : "Mon enseignement s'adresse à tous, sans aucune discrimination ", il a gravé dans le coeur des Chinois une indéracinable estime pour l'étude, la civilité, l'âge et la famille. Seulement, pour qu'une idée nouvelle s'ancre dans la mentalité ambiante, il faut qu'elle porte un nom nouveau. L'honnête astuce de Confucius est de baptiser son idée d'un terme ancien auquel fut ainsi donnée une signification nouvelle. Conscient de ce que la noblesse de son temps a perdu tout respect des valeurs féodales, Confucius se fixe comme tache de former des sortes de Chevaliers laïques qui tiendraient leur noblesse non de leur naissance, mais de leurs seules qualités morales. A car idéal novateur, il donne comme nom un vieux terme nobiliaire qui signifiait alors "fils de noble", voire simplement "noble sire". Par le choix de cette expression, Confucius pose ouvertement que chacun peut accéder au statut de "fils de noble", indépendamment de son "origine de classe" (comme on dira du temps de Mao), uniquement par cette propension qu'il appelle "étudier".





Confucius se méfie de l'éloquence et des beaux parleurs, et il n'aime pas les sophistes. Comme Laozi, il pense que " la parole authentique n'est pas séduisante ". Comme beaucoup de Chinois, il estime aussi que, dans un message, ce qui n'est pas dit est au moins aussi important que ce qui est énoncé.


Confucius refuse de discourir des " idées en l'air ", parce que seul compte pour lui ce qui est validé par la pratique, par les actes, parce qu'il rejette tout ce qui ne tient pas compte de la particularité des circonstances, de l'ensemble de la situation et des personnes qui y sont impliquées. On en trouve un exemple direct dans un paragraphe des Entretiens ou Confucius débat avec le gouverneur de She. Celui-ci lui dit : " Chez nous, il y a un homme d'une droiture inflexible; son père avait volé un mouton, et il le dénonça. " Confucius lui répond : "Chez nous, on a une autre conception de la droiture : le père protège son fils, le fils protège son père. Voilà notre façon d'être droits." On voit bien que, pour le Maître, les exigences de la piété filiale l'emportent sans hésitation sur un principe général, contradiction dont Henri Michaux a bien vu l'agencement : "Le Chinois n'insiste pas sur les devoirs envers l'humanité en général, mais envers son père et sa mère; c'est Ià on l'on vit qu'il faut que les choses aillent bien, ce qui demande, en effet, un doigté et une vertu dont des saints européens sont à peine capables ".


Pour le même genre de raison, Confucius rejette l'" obstination" ", car savoir changer en fonction des circonstances est marque de justesse dans un monde où le changement est la norme. Il fait d'ailleurs remarquer avec humour que "seuls les gens suprêmement intelligents et gens suprêmement bêtes ne changent pas". Quant au " moi", il y a toute chance pour qu'il s'agisse de l'égocentrisme, une manière d'être en complète opposition avec la tension vers autrui qui anime tellement Confucius.





"Dans l'idéal confucéen, le perfectionnement de soi est à la fois un but et une méthode. Ce but consiste à accéder à la meilleure part de sa nature propre pour être capable d'agir en vue du bien d'autrui autant que du sien." C'est ainsi que Rémi Mathieu résume cette valeur essentielle qui tient dans la pensée de Confucius une place aussi centrale que celle du dao chez Laozi : le devoir d'humanité. Pour Confucius, ce qui fonde la valeur essentielle de ce qu'il appelle le ren, c'est le fait qu'il s'enracine dans le premier principe de la spiritualité chinoise, la piété filiale. On pourrait presque dire que pour Confucius, le sentiment de ren est une extension au genre humain tout entier de la piété filiale.


On trouve dans les Entretiens un passage assez curieux dans lequel trois disciples différents posent la même question : "Qu'est-ce que le ren ?" et Confucius y donne trois réponses différentes. On retrouve là une manière de faire qui lui est très chère : préférer une réponse adaptée à chacun plutôt qu'une définition valable pour tous. Le premier à poser la question est Yan Hui; Confucius lui répond : "Se dominer et en revenir aux rites, c'est ca, pratiquer le ren. " Le deuxième est Ran Yong à qui Confucius réplique : "En public, se comporter comme face à un visiteur important. Diriger le peuple comme si on célébrait une grande cérémonie. Ne pas imposer aux autres ce qu'on ne voudrait pas pour soi-même." Au troisième, Sima Niu, la réponse est plus mystérieuse : " Le ren consiste à n'en parler qu'avec retenue. (. . .) La pratique en est difficile, comment pourrait-on en parler sans retenue ?"


Ces réponses différentes, chacune adaptée à l'interlocuteur, reposent sur le même fond commun : la retenue rituelle, cette manière de savoir "se tenir". Il est surprenant que ces trois réponses aient été volontairement placées côte à côte car elles ne sont pas les seules que Confucius donne à propos du devoir d'humanité, ce pilier principal de son enseignement. Fan Chi, par exemple, un disciple tardif, a droit à trois réponses différentes pour lui seul : " Celui qui pratique le ren commence par le plus ardu et ne récolte qu'en dernier lieu ; "Aimer les gens" "; "Etre digne dans la vie privée; diligent dans la vie publique; loyal dans les relations humaines. Ne jamais se départir de cette attitude, même parmi les barbares ". Zigong, lui, reçoit ce conseil : "Où que vous résidiez, mettez-vous au service des officiers les plus sages et liez-vous d'amitié avec les gentilshommes qui pratiquent le ren." Et Zizhang se voit gratifié de ce développement : "Qui saurait faire régner ces cinq choses : déférence, tolérance, bonne foi, diligence et générosité dans le monde entier réaliserait le ren.





Confucius n'aime pas le système légiste parce qu'à son avis il néglige la part qui revient à la personne. Il se peut, pense-t-il, que la loi punisse quelqu'un pour une infraction sans que cette personne ait conscience qu'elle a mal agi. Lors, cette punition, socialement justifiable, devient individuellement contre-productive puisqu'elle n'offre à celui qui a mal agi aucune possibilité d'amélioration. Se comporter de manière harmonieuse ou gouverner harmonieusement, voilà qui ne fait guère de différence pour Confucius pour qui la politique est une extension de l'éthique.


L'antonyme de la droiture dans le texte des Entretiens, c'est la " faute", la faute de conduite. L'idéogramme qui l'écrit est un caractère aussi vieux que les anciennes pratiques oraculaires sur carapaces de tortue auxquelles sa graphie se réfère directement. Le dépassement qu'il évoque peut être de l'ordre de la vétille ou de la faute d'envergure mais, dans l'esprit de Confucius, elle n'est jamais de l'ordre du péché. Pour lui, fauter est normal, cela arrive à tout le monde (même à lui); ce qui est grave, c'est de ne pas savoir profiter de cette erreur pour s'améliorer : "Commettre une faute et ne pas s'en corriger, c'est ca que j'appelle une faute."


Confucius se garde bien de juger de qui a été commis, qualifiant de fautif uniquement le fait de ne pas s'en apercevoir (c'est à cela que sert l'étude) et surtout de ne pas faire le nécessaire pour ne plus commettre la même erreur. La seule faute qui compte aux yeux de Confucius, c'est de ne pas s'améliorer et, pour lui, toute rencontre en est une bonne occasion. C'est ainsi que celui qui sera considéré comme le premier de tous les professeurs (en rang comme en qualité) n'hésite pas à dire "Prenez trois personnes au hasard des rues, ils ont nécessairement quelque chose à m'enseigner. Les qualités de l'un me serviront de modèle, les défauts de l'autre d'avertissements." Aucun jugement n'est porté à l'encontre des "défauts" de l'interlocuteur ni, a fortiori, de commentaires lui enjoignant de changer. La responsabilité morale, telle que l'entend Confucius, est toujours dirigée vers soi-même, jamais elle ne s'érige en contrainte à imposer aux autres. Cela est dit, ailleurs, d'une manière parfaitement Claire : " Si tu vois quelqu'un qui se conduit bien, imite-le; si tu vois quelqu'un qui ne conduit pas bien, cherche en toi en quoi tu lui ressemble".




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