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Le Bouddhisme et son influence en Chine
Par Cyrille Javary


Conférence 2006. Photos de Véronique Bizord & de Lionel Seité



" Les enseignements des Cinq Classiques ne contiennent pas tout. Même si le Bouddha n'y est pas mentionné, est-ce là une raison d'en douter? Selon les écritures bouddhiques, tous les êtres entre lesquels coulent du sang appartiennent au clan du Bouddha. C'est pourquoi je révère ces écritures sans pour autant rejeter celles de Confucius et de Lao Zi. L'or et le jade ne se nuisent pas l'un l'autre. Dire qu'autrui est dans l'erreur c'est se tromper soi-même" .


En ce matin de Printemps de l'an 61 de notre ère, dans Luoyang sa capitale fleurie de pivoines, l'empereur est troublé. Son esprit est habité par le songe qu'il fit la nuit précédente. Il y voyait un magnifique cheval blanc portant sur son dos un bagage d'où filtrait une lueur à la fois singulière et rassurante. Apparaissait ensuite un mystérieux personnage, assis, les jambes croisées sur une fleur de lotus. Il portait une tunique dont le drapé retombait en plis gracieux, mais son épaule droite était découverte comme celle des chevaliers vaincus qui implorent merci. Ses cheveux, noirs comme ceux des Chinois, sont étonnamment bouclés et ramenés en un chignon différent de celui des lettrés. Son habit aussi n'était pas chinois. Et dans son regard l'empereur ne lisait pas cette respectueuse frayeur que ses sujets manifestent habituellement en sa présence, mais une infinie mansuétude. Il y songeait encore quand son chambellan lui annonça l'arrivée d'une caravane venue du lointain Occident lui apporter hommages et présents.


S'étant avancé jusqu'au parvis de la salle d'honneur de son palais, l'empereur, stupéfait, vit alors les chefs de la caravane pousser vers lui un splendide cheval blanc, semblable à celui de son rêve. " Notre présent, dirent alors les étrangers, sont des textes où est enseignée la plus grande sagesse au monde ; ainsi qu'une statue du prince " éveillé ", le sage qui leur avaient transmis ce joyau ". L'empereur en fut très surpris. Non qu'on lui fît des cadeaux, c'était là chose normale, mais que le présent soit une statue.



Grotte boudddhique de Longmen / Photo Lionel SEITE



Les Chinois d'alors ne sculptaient ni leurs dieux ni leurs sages. Ils ne réalisaient des statues que pour un usage bien particulier : en garnir les tombes. Substituts de la réalité, les sculptures représentaient tous les éléments de la vie quotidienne des grandes maisons des souverains et des princes, les dames de cour, les chambellans, les serviteurs, les musiciens, les gardiens, les cuisiniers mais aussi, le poulailler, le chenil, la porcherie, les fosses d'aisance, etc., bref tout l'attirail de ce qui pouvait servir à leur maître dans le monde invisible mais réel où il se rendait après son décès. Les guerriers en terre cuite de Qin Shi Huang Di répondaient à cette préoccupation, un empereur se doit d'être protégé par son armée où qu'il aille. Dans cette optique utilitaire, l'idée de représenter une personne noble et sage, et cela dans le but de la vénérer, paraissait tout à fait exotique.


Quand la statue offerte à l'empereur fut débarrassée des tissus qui la protégeaient, celui-ci ne put retenir un geste de saisissement : le personnage qu'il avait devant lui était exactement celui qu'il avait vu dans son rêve. L'infinie sollicitude du sourire de la statue l'envoûtait. Jamais en terre de Chine on n'avait vu pareille représentation de la douceur, de la compassion.


" Si les textes que leur a transmis ce sage comportent autant de bienveillance que ce visage - pensa-t-il en lui-même - il faut qu'ils se répandent dans tout mon empire ". Et pour que cela advienne, l'empereur promit aussitôt de faire bâtir un temple assez grand pour les entreposer et pour que puissent s'y installer les doctes personnes venues des confins occidentaux pour en expliquer le sens aux habitants du Milieu.


C'est ainsi que la tradition rapporte l'arrivée du Bouddhisme au pays de Confucius, son implantation sous la protection des empereurs de la dynastie des Han de l'Est et la création vers la fin du premier siècle de notre ère, à Luoyang, du plus ancien temple bouddhiste de Chine. Ce temple existe toujours, il s'appelle Bai Ma Si : le Temple du Cheval Blanc.


Légende, bien sûr, que tout cela, c'est-à-dire vérité à la chinoise. Car ce que proclame le nom de ce temple, plusieurs fois démoli et reconstruit, mais jamais débaptisé, c'est que le Bouddhisme est entré en Chine par l'Ouest dont la couleur symbolique est, dans le système chinois des cinq orients, le blanc, et qu'il venait du pays des chevaux. Pour le reste, les choses se sont évidemment passées autrement.



Jardin Albert Khan / Photo Véronique BIZORD



Le Bouddhisme est né en Inde, au V° siècle avant notre ère et il se fonde sur un certain nombre de croyances et de mode de vie empruntés à son aire d'origine. À cette époque, c'est l'Indouisme et l'enseignement des Véda qui dominent. De ce socle, le Bouddhisme garde la doctrine de la transmigration des âmes, appelée Samsara (littéralement : l'écoulement circu-laire) selon laquelle tous les êtres vivants, y compris les dieux, sont engagés dans un cycle incessant de naissance, de vie, et de mort, ainsi que la loi de la rétribution des actes appelée Karman. Mais il se dégage radicalement des conceptions hindouistes sur trois points :


- il accorde au Karman une valeur primordiale : l'être humain sera, dans sa vie future, ce qu'il a fait dans sa vie actuelle.

- il ne reconnaît pas l'idée d'un principe permanent en l'homme (Atman) se réincarnant au cours des vies successives, principe qui est une sorte d'équivalent de ce que les religions monothéistes appelleront l'âme.

- il réfute enfin le vaste système socio-religieux des castes et des classes issu des Véda, ainsi que le statut méprisable dans lequel il enferme les femmes.



Le Bouddhisme s'ordonne principalement autours de trois piliers :

1) un homme éminent : le prince Sakyamuni (560-480) appelé : l'être " éveillé " (Bouddha) à la vérité.

2) une loi (le Dharma) qu'il fait découvrir à tous ceux qui s'attachent à ses pas : les quatre " nobles vérités " :

- l'omniprésence de la douleur
- la cause de la douleur, qui est la soif d'existence
- la possibilité de l'extinction de ce qui cause la douleur
- la voie de la délivrance de la douleur, c'est-à-dire les huit voies correctes d'existence qui s'ordonnent au-tour de trois pôles : moralité, concentration et discipline mentale déterminée par le discernement nécessaire pour pouvoir percevoir l'illusion de la réalité du monde et son caractère fondamentalement soumis au changement. Ce dernier point sera une grande porte d'accès du Bouddhisme vers le mode de pensée chinois, formé depuis longtemps déjà au balancement Yin Yang du Yi Jing, le Livre des Changements.

3) une communauté (la Sangha), osmose organique des religieux et des laïcs unis par des liens de dons mutuels. En subvenant aux besoins des moines, les laïcs espèrent que le fruit de leur générosité les fera accéder à une vie future moins douloureuse, voire à la délivrance.



Même si, aux environs du tournant de notre ère, le Bouddhisme s'est divisé en deux grands courants : le Grand Véhicule (Mahayana) et le Petit Véhicule (Hinayana), il n'a pas généré, d'" écoles " ou de " chapelles " à proprement parler, comme les religions monothéistes. Un maître attirait à lui des disciples qui se regroupaient dans un monastère; par la suite, différentes communautés pouvaient se rassembler par affinités électives, mais la transmission se faisait toujours d'un patriarche à un disciple. Le mot chinois utilisé pour désigner les différentes " écoles " du Bouddhisme asiatique est zong, dont la signification propre : ancêtre, clan, etc., montre bien le primat de l'idée de lignage, de filiation, de famille spirituelle, assez différent de l'esprit " missionnaire " qui animera les religieux européens à partir du XVI° siècle, ainsi que les querelles entre les différents ordres religieux catholiques, qui iront jusqu'à provoquer en Chine des proscriptions impériales.



Jardin Albert Khan / Photo Véronique BIZORD



Des caravanes marchandes franchissaient souvent les portes majestueuses de la capitale des Han. Ce qui avait motivé la poussée des Han vers le couchant n'était pas le seul intérêt commercial, c'étaient aussi les chevaux, les solides chevaux afghans qui équipaient les cavaliers des peuples nomades des steppes d'Asie centrale. Ces chevaux, les meilleurs du monde, avaient déjà excité la convoitise de Cyrus le perse et après lui d'Alexandre. Le premier n'y fit qu'un raid temporaire, le second y installa de façon permanente des hommes à lui, dont les descendants formaient le prospère royaume des Séleucides, conservatoire des traditions artistiques de la Grèce classique, point médian de cette route transeurasienne où, à l'orée du second siècle avant notre ère, transitaient marchandises précieuses et idées nouvelles.


À cette époque vivait en Inde le roi Asoka qui, fervent bouddhiste, en favorisa l'expansion autant vers le Sud-Est que vers le Nord-Ouest. C'est alors que, franchissant la Khyber Pass, les paroles du Bouddha retentirent en Afghanistan. Et c'est ainsi que très loin de l'endroit où il avait dit à ses disciples " ne faites pas d'images de moi ", des artistes habitués à faire des représentations sculptées de leurs dieux et de leurs héros réalisèrent les premières statues de l'Éveillé, lui qui jusqu'alors n'avait été figuré que par des symboles : empreintes de pieds, roue de la loi, parasol, arbre de l'éveil, trône vide, etc. Pour sa coiffure, ils s'inspirèrent de celle des Indiens, mais pour ses vêtements ils imitèrent les tuniques de lin dont Phidias savait si bien modeler le plissé. De cette rencontre insolite naîtra l'art gréco-bouddhique du Gandhara qui, tout au long de la Route de la Soie, depuis Bâmyân à l'Est de Kaboul jusqu'à Longmen tout près de Luoyang, allait égrainer ces gigantesques statues directement taillées dans le flanc des falaises.


En Chine comme ailleurs, le Bouddhisme s'est répandu à la manière des fraisiers. Sa diffusion constitue même un exemple parfait de marcottage spirituel. Le marcottage (appelé provin quand il est appliqué à la vigne) est une forme de propagation naturelle par laquelle une plante mère projette des sortes de ramifications aériennes qui se développent en l'air puis, s'alourdissent; ces surgeons touchent terre, s'enracinent et finalement la nouvelle implantation devient autonome et à son tour projette alentour de nouvelles ramifications. C'est pour cette raison que les plants de fraisiers doivent au départ être plantés très espacés les uns des autres, car si la terre est bonne, ils auront tôt fait de couvrir toute la surface disponible. Cette image horticole prend tout son sens lorsqu'on considère l'expansion du bouddhisme du point de vue économique. Dans ce point de vue, les communautés bouddhistes constituent " des groupes purement parasitaires, puisqu'ils se composent de religieux mendiants qui vivent uniquement de dons, même pour leur nourriture quotidienne. Le territoire d'une telle communauté est la sima, le " circuit de la mendicité" dont les limites sont définies par la distance que le moins mendiant peut parcourir à pied dans ses tournées journalières. Sa superficie est donc très restreinte. D'autre part, la communauté a normalement tendance à grandir et, comme la marge de surproduction - c'est-à-dire la capacité à entretenir un groupe économiquement parasitaire - est limitée dans toute économie pré moderne, cette croissance s'accompagne nécessairement d'un processus d'émigration. Les moines en surnombre s'en vont, suivant les grandes routes commerciales pour établir leur propre communauté. Ils choisissent pour cela des endroits économiquement bien situés : soit une région agricole prospère, soit à proximité d'une grande ville au carrefour de grandes routes aux lieux saints qui attirent des pèlerins, en un mot partout où se trouvent des danapati, des " seigneurs du don " c'est-à-dire des laïcs généreux. C'est ce processus qui a servi à la diffusion du bouddhisme en Inde, mais aussi qui l'a emmené au loin de sa patrie d'origine, car parmi les " seigneurs du don ", se trouvent volontiers les commerçants et les caravaniers qui traversent océans et déserts en craignant pour leurs marchandises " .


Alors qu'en bien des contrées étrangères, comme par exemple au Tibet, le bouddhisme apportait avec lui l'écriture, l'art et une vision philosophique cohérente et salvatrice qui permettait à la spiritualité populaire d'aller au-delà de la magie ancestrale, il en fut tout autrement en Chine, pays de vieille culture éprise de logique et rompue aux exercices de la pensée.


Parmi les difficultés auxquelles se heurtèrent les propagateurs du bouddhisme les questions de traduction prirent une importance énorme, car la langue idéographique chinoise, à l'inverse du sanscrit, est par nature peu adaptée aux modes de pensée abstrait et au style souvent discursif ou hyperbolique des littératures indiennes.



Jardin Albert Khan / Photo Véronique BIZORD



An Shigao, le premier traducteur des textes bouddhiques dont l'histoire ait conservé le nom arriva dans la capitale chinoise en 148 de notre ère. Il s'installa bien entendu au Temple du Cheval Blanc et y traduisit plus d'une centaine de textes empruntés aux divers canons se référant plus spécialement au yoga bouddhique, sans doute parce que les pratiques indiennes visant à apaiser l'esprit et à méditer sur la vérité se rapprochaient beaucoup de celles qui étaient à l'honneur dans les milieux taoïstes.


Cela venait d'une simple constatation que faisaient les taoïstes de cette époque : au cinquième siècle avant l'ère commune, Lao Zi, notre maître, est parti vers l'Ouest, mais nous ne savons pas où il a abouti. À vous entendre, cette question est résolue ; il est allé jusque dans votre pays et il y a enseigné votre maître ; ainsi, notre vocabulaire idéographique est-ce lui qui est le plus approprié pour transcrire les enseignements du disciple de notre maître.


C'est ainsi que, par analogie, les premiers introducteurs du Bouddhisme en Chine utilisèrent particulièrement le vocabulaire du taoïsme pour rendre des notions tout à fait étrangères à l'esprit chinois. Par exemple l'" éveil " (bodhi), comme le terme générique de " yoga " fut rendu par dao la " voie ", concept qui est à la base du livre de Lao Zi. " Sutra ", dont le sens d'origine en sanscrit " fil " le rattache au " droit fil de la pensée " et de là à l'idée de " règle ", fut traduit par jing, un idéogramme dont le sens propre est " fils de chaîne (du métier à tisser) " d'où lui vient son sens figuré de " texte canonique (servant d'armature à une pensée intellectuelle ou religieuse) ". La notion de " saint " (arhat) sera rendue par celle de zhen ren, l'" être vrai " pleinement réalisé de l'idéal taoïste. Quant à celle d'" extinction " (nirvana) c'est par la formule "wu wei", littéralement " non agir " qu'elle sera exprimée .


Parmi ses disciples, Yan Fodao considéré comme le premier moine purement chinois, traduisit surtout des textes appartenant à la tradition du Grand Véhicule et particulièrement l'enseignement de Vimalakirti.



Jardin Albert Khan / Photo Véronique BIZORD



Si les enseignements du Grand Véhicule orientés à la fois vers l'universalité du salut et l'intériorité du sage ont emporté bien plus largement l'adhésion des Chinois que ceux du Petit Véhicule qui s'est surtout développé en Asie du Sud-Est, c'est vraisemblablement parce que Confucius avait depuis longtemps déjà convaincu les Chinois de la perfectibilité de la nature humaine et de sa propension naturelle à la moralité.


C'est dans ces termes que s'est posé le problème de l'individualité et de l'impersonnalité.


Or ce que révèlent ces questions de vocabulaire, ce sont de profondes différences intellectuelles sociales et morales par lesquelles le bouddhisme allait souligner des contradictions internes de la pensée chinoise et l'obliger à s'ouvrir à un horizon nouveau. Par exemple, le choix de "wu wei" pour rendre la notion de nirvana conçue comme la destruction de tout attachement et comme l'extinction finale de toute existence individuelle montre la forte réticence de la mentalité chinoise à l'égard de la notion d'impersonnalité. Dans la tradition chinoise, même ceux qui devenaient immortels conservaient un corps, éthéré certes, mais réel et distinct, tout comme ils conservaient une identité personnelle. On peut en voir un exemple dans cette dissertation de Fan Zhen, un confucéen du V° siècle de notre ère :


" Le corps est la matière de l'esprit ; l'esprit est la fonction du corps. Ce ne saurait être deux choses différentes, plutôt deux noms distincts pour la seule et même entité. L'esprit est à la matière ce que le tranchant est au couteau ; le corps est à la fonction ce que le couteau est au tranchant. Le terme " tranchant " ne désigne pas le couteau ; le terme " couteau " ne désigne pas le tranchant. Et pourtant, ôtez le tranchant, il n'y a plus de couteau ; ôtez le couteau, il n'y a plus de tranchant. Or, on n'a jamais entendu dire que le tranchant subsiste après la disparition du couteau, alors comment l'esprit pourrait-il subsister quand le corps a disparu ? " .



Jardin Albert Khan / Photo Véronique BIZORD



Ce que le Bouddhisme apportait à tous


Dans le système impérial total qu'avaient instauré les Han, la nouvelle religion avait peu de place pour se développer. Ce n'est qu'à partir du moment où l'empire s'effrita de toutes parts que le bouddhisme commença vraiment à se développer. Les noms officiels de la longue période (elle s'étire sur quatre siècles) qui fait suite à l'imposant empire des Han : les " trois royaumes ", suivis des " seize royaumes " puis des douze dynasties " du Nord et du Sud " en disent long sur l'état de division d'anarchie et de guerres continuelles qui ravagèrent la Chine d'alors. Dans cette époque de violences et de malheurs, le bouddhisme représentait pour beaucoup la seule consolation possible.


Aux intellectuels, il apportait une solution philosophiquement satisfaisante au lancinant problème de la mort en la faisant apparaître comme une libération de l'infernal enchaînement des passions et des douleurs. La paix suprême, illusoire sur terre, pouvait pourtant s'atteindre en abolissant tous ses désirs. L' " entrée dans le nirvana " s'effectuera au terme d'un long parcours spirituel scandé par des réincarnations multiples. Les lettrés les plus épris d'absolu pouvaient même tenter dès cette vie l'accès à l'illumination et à la délivrance suprême : le Chan que les Japonais nomment Zen naîtra de cette rencontre entre la rigueur confucéenne et l'absolu bouddhiste.


Le processus des réincarnations plaisait aussi aux âmes simples et à tous les bons vivants. Elle était rassurante puisque chacun disposait désormais non plus d'une seule vie, mais de plusieurs, pour assouvir ses appétits avant d'y finalement renoncer.


Dans la Chine du Nord soumise aux invasions des peuples nomades d'Asie qui déferlent sur la grande plaine du Fleuve Jaune, le bouddhisme deviendra très important pour d'autres raisons encore. C'était à l'époque la plus grande religion internationale. Elle avait montré, traversant l'Inde, l'Afghanistan, les oasis d'Asie centrale, son aptitude à s'adapter à des sociétés complètement différentes. Il plaît aux " barbares " car il ne heurte pas leurs anciennes traditions chamaniques. Mais comme il plaît aussi aux Chinois, il crée une sorte d'égalité culturelle entre occupants et occupés qui adoucissait la situation politique en retirant aux conquérants le complexe d'infériorité que les cavaliers des steppes d'Eurasie ont toujours éprouvé devant la somptuosité culturelle chinoise.


Il y avait pourtant un principe du bouddhisme qui paraissait particulièrement étrange aux Chinois, c'était l'attitude qu'il proposait devant la vie elle-même. Respecter toutes les formes de vie, tant animales qu'humaines était une idée tout à fait nouvelle dans l'empire des célestes où les animaux sont le plus souvent considérés uniquement sous l'aspect de leur intérêt culinaire, et où maintenant encore il est fait un usage immodéré de la peine de mort.


Dans la conception bouddhiste, l'existence individuelle prenait également une importance accrue dans la mesure où l'idéal confucéen d'une bonne éducation de ses enfants dans le respect des rites de la piété filiale et du culte ancestral ne suffisait plus à assurer le repos de l'âme pour l'éternité. Les fautes commises devenaient plus lourdes dans la mesure où il allait falloir en subir les conséquences durant plusieurs réincarnations successives. Malgré les rites fidèlement rendus par leurs descendants, les criminels ne pourraient espérer aucune paix dans les temps au-delà, et ils auraient à souffrir pour apprendre à modérer leurs passions. Au modèle de l'harmonie sociale le bouddhisme substituait celui de la paix intérieure. Le principe moral du karman recueillait chez les gens du peuple soumis à l'arbitraire impérial un assentiment croissant, car les classes laborieuses y découvraient une égalisation devant la morale que le confucianisme d'Etat leur avait toujours refusée. C'était comme une fenêtre d'aménité qui s'ouvrait dans la muraille rigide à l'intérieur de laquelle était enfermée la société chinoise.



Jardin de Courances / Photo Lionel SEITE



Cependant, de toutes les innovations apportées par le bouddhisme, la plus difficile à accepter pour les Chinois traditionalistes fut sans aucun doute l'institution qui était au cœur même de la religion bouddhique : l'ordre monastique, la communauté des moines qui, niant les vanités de la vie sociale et y substituant la recherche du salut personnel, avaient rompu tout lien avec la vie profane en s'adonnant à un genre de vie complètement séparé de celui du monde laïc, avec ses propres règles disciplinaires. " La formation d'un clergé qui dépassait les structures familiales et politiques constituait un phénomène social sans précédent en Chine, qui devait être à l'origine des plus violentes persécutions anti bouddhiques " .


Pourtant la société séculaire chinoise s'est toujours bien accommodée de la présence de marginaux aux marges de son territoire cultivé. Les taoïstes quant à eux avaient une longue tradition d'ermites et d'anachorètes qui fuyaient le monde pour en appréhender l'ultime réalité et s'installaient dans des endroits aussi splendides qu'isolés, le plus souvent dans les montagnes (le caractère chinois qui signifie : adepte du taoïsme (xian) n'est il pas composé des signes " être humain " et " montagne " ?). Cependant que ce que visaient les religieux bouddhistes n'avait pas grand-chose à voir avec la recherche taoïste de la " Longue vie ", même s'ils furent longtemps les seuls à le savoir.


Pour l'autorité chinoise, le coup fut rude lorsqu'au tournant du quatrième siècle le ministre Huan Xiun, s'enquérant des problèmes de préséance et de protocole, s'entendit répondre sans ambages par le moine bouddhiste Hui Yuan qu'à la différence du commun des mortels qui était naturellement tenu d'observer l'étiquette en usage à la cour, les religieux pour leur part ne seraient plus dans l'obligation de se prosterner devant l'empereur.


Lent à se développer, le mouvement monastique fut, à partir du V° siècle, présent dans toute la Chine. Il y en eut dans les grandes villes (Luoyang comptait 1327 monastères à l'avènement des Tang), il y en eut également qui s'établirent dans les vallées rocailleuses où aucune étendue plate ne permettait de faire pousser le riz ou même de planter des mûriers. Endroits si désolés et si rocailleux qu'ils n'intéressaient même pas les paysans et que les percepteurs impériaux avaient depuis longtemps renoncé à en tirer impôt. Ce dénuement ne rebutait pas les croyants dont la première de leur loi exigeait, pour leur rappeler quotidiennement la modestie et la solidarité humaine, qu'ils se nourrissent d'abord du riz de l'aumône. Cependant aucune prescription n'enjoignait de s'en tenir là et de compléter cet ordinaire frugal en aménageant d'étroites terrasses où s'épanouissaient légumes sauvages et arbres fruitiers venus des régions d'Asie centrale. L'interdit sur la consommation de la viande ne paraissait pas disproportionné au petit peuple chinois qui de toute façon n'en consommait que fort rarement en dehors des grandes fêtes annuelles. En revanche on appréciait et respectait bien volontiers la rigueur morale de ces hommes qui savaient si bien aménager la pauvreté et juguler leurs appétits.


De l'ensemble de règles qui définissent la vie monastique, bouddhique : non-violence, pauvreté, célibat, c'est certainement cette dernière qui provoqua le plus de réticences dans la mentalité chinoise si profondément ancrée dans le culte familial et la nécessité de la descendance. On peut en mesurer l'importance en remarquant que ce que nous appelons : rentrer dans les ordres, se dit en chinois quitter sa famille (chu jia). Les confucéens s'étonnaient de voir des individus dans la force de l'âge renoncer aux joies et aux devoirs de la vie familiale et sociale dans le seul but d'appréhender le néant.



Jardin de Courances / Photo Lionel SEITE



Cependant, le plus grand scandale vint des femmes, lorsque celles-ci à leur tour s'organisèrent en communautés monastiques. Qu'un homme se retire du monde et refuse la procréation, bien qu'avec peine, cela pouvait encore se comprendre - la renonciation aux désirs ne passe-t-elle pas d'abord par la renonciation au désir ? Mais qu'une femme se refuse à la maternité, sa seule raison d'être aux yeux de la société d'alors, voilà qui passait l'imagination des lettrés.


Mais les femmes chinoises, elles, voyaient très bien ce que leur apportait cette religion venue de l'étranger. " Pour la première fois depuis les deux millénaires que comptait déjà la civilisation chinoise, il leur était offert une image féminine gracieuse et compatissante. Non que dans le panthéon animiste de la Chine ancienne il n'y eût point de divinités féminines (comme par exemple Xi Wang Mu la " Reine Mère d'Occident ") ou de déités secourables, mais celles de la vie quotidienne n'étaient guère valorisantes. Parmi les plus implorées il y avait Zi Gu, la " Jeune Fille Pourpre " qui était surtout connue sous le nom de " Déesse des Latrines " parce que, concubine d'un homme riche et ayant suscité la jalousie de l'épouse principale, elle y fut jetée par son mari et s'y noya " . Il y avait aussi la " Souveraine Originelle des Nuages Irisés " (Bi Xia Yuan Jun) qui protégeait les femmes en couches, mais c'était parce qu'elle-même avait connu l'horreur de recevoir la mort en donnant la vie.


Il se produisit alors un phénomène étrange. Les femmes du peuple de Chine qui enduraient à chaque naissance des enfers de douleur et de sang, crurent distinguer dans la religion nouvelle une autre divinité secourable : Avalokitésvara, un des principaux bodhisattva du Mahayana. Vieille divinité brahmanique dont on trouve trace dans les Veda, c'était à l'origine un homme, le dieu des chevaux qui représentait à la fois compassion et puissance . Il fut très tôt intégré au bouddhisme quand apparut la notion de bodhisattva, ces êtres qui renoncent à goûter eux-mêmes l'apaisement du Nirvana tant qu'il resterait des humains dans la souffrance. Que voilà un être pénétré de grande noblesse se dirent les femmes de Chine qui bientôt transformèrent le bel Avalokitésvara en l'une des leurs. Il devint " Guanyin " celle qui regarde (guan) avec considération et écoute avec attention les cris (yin) des humains en proie à la souffrance. Pour figurer son omniprésence consolante, la tradition chinoise la figura bientôt pourvue de onze visages et de mille mains tenant chacune un emblème salvateur. " Alors que l'univers confucéen, focalisé sur le culte ancestral dont la piété filiale est la manifestation première, ne rendait à la mère que des devoirs et des marques de sollicitude manifestant comme une sorte d'interminable paiement des bienfaits rendus pendant l'enfance et que l'univers taoïste substituait aux femmes réelles une idéalisation d'essence féminine du monde, Guanyin était toujours accessible. Elle ne demandait que des prières ferventes et de l'encens parfumé. À toutes celles et à tous ceux qui l'imploraient, Guanyin, qui n'excluait rien ni personne, apportait protection et espérance. Grâce à elle la féminité dans sa valeur maternelle de protection et de recours ultime trouvait enfin sa place " .


" Cette image de douceur et de bienveillance sans réciprocité qui dépassait l'ironie parfois cruelle des taoïstes et la justice parfois rigoureuse des confucéens, était dans le droit fil des récits de la vie du Bouddha. Ces récits répétés par les conteurs de rues, représentés sur les murs des temples, montraient des personnages féminins dont la fonction principale était d'adoucir ce monde-ci, d'y répandre la mansuétude, d'y développer l'indulgence et d'y démultiplier la bienveillance autant que faire se peut en attendant de renaître au paradis d'Amithaba - étape décisive sur le chemin de l'illumination qui suscita en Chine beaucoup plus d'enthousiasme que l'austère perspective de l'entrée dans le nirvâna " .


Et voilà que des femmes chinoises, et pas toutes des moins que rien, jetaient leurs grossesses futures ou passées par dessus les moulins pour se regrouper en communautés. Elles se vêtaient d'une robe mal fagotée, ridicule et incommode parce que conçue pour d'autres climats, pis encore, voilà qu'elles se rasaient entièrement la tête troquant la parure de leur coiffure pour l'insupportable présence de leur crâne. Et enfin pire que tout si l'on peut dire, voilà que ces religieuses avaient l'outrecuidance d'organiser elles-mêmes leurs communautés. Non seulement elles se passaient d'hommes, mais elles se passaient aussi de leur naturelle autorité en se mettant sous la souveraineté d'une des leurs, d'une " mère ", comme les filles qui peuplaient les vertes maisons du monde flottant des lupanars. Et tout cela pourquoi ? Pour mener une vie exemplaire de dévouement et de prière qui rendait le scandale encore plus scandaleux aux yeux de ceux qui le dénonçaient. À l'inverse des femmes, les intellectuels chinois mirent très longtemps à s'apercevoir des bienfaits que lui apportaient ces institutions nouvelles.



Jardin de Courances / Photo Lionel SEITE



Il existait en effet une faille de taille dans le rigoureux système social conçu soi-disant par les sages de l'antiquité et surtout codifié avec rigueur par les Han : c'était les femmes esseulées.


Il y avait d'abord celles qui, malgré les efforts des entremetteuses, étaient restées seules parce qu'aucun homme n'avait voulu les épouser à cause soit de défauts physiques, soit de disgrâces morales, soit de discrédits sociaux pesant sur leurs familles. Bien qu'évidemment assez désagréable à vivre, cette situation n'était pas, de loin, la plus grave. Raillée par ses voisins, méprisée par sa famille, la jeune fille restait chez ses parents. Devenant vieille fille, elle tâchait de compenser par un dévouement exemplaire le souci qu'elle causait et de faire oublier par une piété filiale remarquable la bouche supplémentaire à nourrir qu'elle constituait, alors que cette bouche aurait normalement dû être remplie par une autre famille.


La situation était beaucoup plus grave pour les femmes qui avaient été mariées et qui, pour diverses raisons, ne l'étaient plus. Les malheureuses qui étaient répudiées en raison de leur caractère jugé mauvais ou à cause de la jalousie excessive d'une autre épouse, quand elles échappaient au sort funeste de la Déesse des Latrines, étaient la plupart du temps rendues à leur famille d'origine, comme des marchandises impropres. On imagine bien que celles-ci, outre la honte sociale qui les accablait, ne voyaient jamais d'un bon œil le retour en leur sein d'un élément dont elles avaient été généralement fort heureuses d'être débarrassées. Dans les familles riches, le problème se posait en termes de culte ancestral : la répudiée, effacée de la lignée de son mari ne pouvait pas cependant réintégrer celle de son père ; elle errait entre deux descendances. Non seulement la répudiée n'avait plus de place dans sa famille mais son retour constituait une catastrophe économique, car il fallait rendre à la famille de son ex mari une somme équivalente aux cadeaux reçus lors des fiançailles.


Dans les familles pauvres, qui constituaient la majorité des cas, le problème se posait d'une manière plus crûment économique. Quand le lopin ou l'atelier ne fournissent que chichement la portion familiale, chaque bouche compte et l'épousée avait vite été remplacée par une bru qui, tenant à préserver pitance autant que prérogative, voyait ce retour d'un œil torve. Pire encore enfin, la femme répudiée perdait aussi ses enfants car, sauf cas exceptionnels, ils restaient dans la famille de leur père. Pour toutes ces raisons, les ruptures étaient rares et les femmes répudiées ne représentaient qu'une infime portion en comparaison d'une autre catégorie de plus malheureuses encore et qui sera sans cesse grandissante, celle des veuves.


Lorsqu'elles faisaient montre d'une fidélité inébranlable au souvenir de leur mari défunt, les veuves bénéficiaient au moins de la considération générale. Aux plus méritantes d'entre elles on élevait même des pailou ces sortes d'arches ou de portiques qui ornaient les rues et servaient à l'édification de tous. Les poètes ne manquèrent jamais de s'apitoyer avec talent sur ces femmes vertueuses dont le destin était pourtant parfois très cruel, surtout quand la pauvreté les unissait très jeunes avec un riche barbon et qu'elles se retrouvaient veuves à la fleur de l'âge. Les censeurs, toujours pour des questions de lignage ancestral, prônaient avec vigueur l'impossibilité du remariage. À qui attribuer, disaient-ils, à quel homme, à quel clan assigner dans l'au-delà une femme qui se serait mariée plusieurs fois ? Pour les hommes, la question ne se posait pas: l'épouse en titre avait sa place dans le caveau familial et le mari survivant pouvait contracter d'autres unions puisque considérées comme secondaires, elles n'affectaient pas l'ordonnancement séculaire des rites ancestraux.


Tout dépendait pour le sort de la veuve de ses maternités. Si avant le décès de son mari elle était devenue la mère d'un garçon, elle perdait certes un époux mais ayant donné à la famille de son mari un héritier porteur du nom et continuateur du culte familial, elle gardait dans la famille de son défunt mari, place, rang et préséance. Mais qu'elle devienne veuve sans avoir enfanté d'héritier mâle et alors le malheur s'abattait sur elle. Or cela pouvait survenir de manière particulièrement cruelle en raison de la coutume des mariages d'enfants qui se pratiquait très couramment dès l'âge de six ou sept ans. L'union n'étant jamais vraiment considérée comme une affaire personnelle mais comme une alliance entre clans, quand, pour le bien des deux familles, elle avait été " mariée " dès son plus jeune âge à un garçonnet et que le malheur veuille que le petit fiancé n'atteignît point l'âge adulte, alors sa petite promise, le plus souvent déjà installée chez ses futurs beaux-parents se voyait reléguée au rang le plus bas, sorte de petite esclave domestique soumise aux avanies de sa belle-mère qui entendait bien lui faire payer le sort injuste qui lui avait enlevé son fils chéri et non cette bru stupide dont elle n'avait dès lors plus rien à faire. On cherchait à la caser ailleurs à n'importe quel prix, c'est-à-dire le plus souvent à vil prix. Triste était le sort de ces petites veuves enfants, condamnées à rester stériles leur vie durant car, étant officiellement mariées, toute liaison qu'elles pouvaient contracter à l'âge adulte était considérée comme adultère et le plus souvent punie de mort. Non par les lois qui n'étaient pas très claires à ce sujet mais par la coutume qui prévalait, les magistrats ne se mêlant guère de ces sortes d'affaires, considérées comme internes aux familles, pourvu qu'une apparence de maladie ou d'accident permît de sauver la face en déguisant suffisamment ces crimes internes. Qu'on ne croie pas cela comme récit d'un passé depuis longtemps révolu : il y a moins d'un siècle, c'était encore pratique courante et le beau film de Chen Kaige donne à voir une famille des années trente où une épouse est poussée discrètement vers la corde qui étranglera son crime sans autre forme de procès.


Il y avait pourtant situation plus dramatique encore, celle de l'épouse qui, rejetée par son mari, esclavagisée par sa belle-mère, moquée par ses beaux-frères et méprisée par le reste de la famille ne voyait que dans la fuite une issue à son enfer quotidien. À la différence de la divorcée qui, si elle devait abandonner ses fils, pouvait au moins emmener avec elle ses filles, la fugueuse n'ayant pour se nourrir le plus souvent d'autre issue que la prostitution, partait seule, car emmener ses filles avec elle aurait signifié les y condamner aussi.



Jardin de Courances / Photo Lionel SEITE



Dans cet enfer sans issue où étaient enfermées les femmes chinoises, les communautés bouddhiques ouvraient un espace qui fut un rayon de soleil. Le principe des monastères était simple en effet, pourvu qu'on s'engage à respecter les cinq principes de l'enseignement du Bouddha, quiconque pouvait y trouver refuge, quels que fussent son âge, son sexe ou sa condition sociale. La vie y était dure, mais la règle était juste et la même pour tous. Il fallait apprendre à se passer de la plupart des plaisirs de la vie et plus encore de l'appétit de vivre, mais on y échappait aux mesquineries de la vie sociale et aux cruautés qui s'acharnaient sur les veuves inutiles et les épouses stériles.


Mais le plus important pour les femmes chinoises c'est que dans l'enceinte d'un monastère elles découvraient une réalité extraordinaire dont jamais personne, pas plus les taoïstes que les confucéens, ne leur avait jamais parlé auparavant, une évidence si extravagante qu'aucun sage de l'antiquité ne l'avait jamais imaginée : elles étaient reçues pour elles-mêmes. Elles qui depuis toujours n'existaient qu'en tant que filles de leur père, femmes de leurs maris, mères de leurs fils, voilà que brusquement on s'intéressait à elles en tant que personne propre; voilà qu'on prenait en considération leur salut personnel. Jamais auparavant en Chine on ne s'était adressé aux femmes de la sorte. Le Bouddha en revanche, dans ce sermon prêché vers la fin de sa vie avait bien insisté sur le fait que chacun, y compris les femmes, pouvait atteindre l'éveil, devenir un bouddha et sortir de la souffrance . Ce sermon, le sutra du lotus de diamant connut en Chine un succès extraordinaire. Il fut même le premier texte au monde à être imprimé, dès le 9° siècle. Confucius et Lao Zi dans les fondements qu'ils avaient posé n'avaient fait aucune place aux femmes. On justifie cela habituellement en disant qu'à leur époque, les femmes ne comptaient pas. Pourtant le Bouddha historique vivait à cette époque-là.


Non seulement les monastères donnaient à la vie des femmes un sens personnel qui ne devait rien à personne d'autre, mais cette ouverture ne se faisait pas dans une perspective égoïste. Elle se réalisait au travers d'un accomplissement social qui profitait à tous ; les œuvres de bienfaisance que le clergé bouddhiste prenait à sa charge, réconciliaient les nonnes avec la société qui les avaient brisées. À soulager ceux qui se trouvaient encore plus malheureux qu'elles, transformant leur malheur en compassion, elles retrouvaient ainsi une dignité humaine et une utilité sociale que la société chinoise leur avait le plus souvent dénié.


Cette influence bienfaisante du bouddhisme se manifestera durant toute la période des Tang (6° - 9° siècle) qui sera un âge d'or pour les femmes chinoises. Jamais on ne les verra aussi heureuses. Toutes les représentations que nous avons de cette époque, les tableaux sur soie, les fresques, les statuettes funéraires, les romans et les récits de l'époque montrent des femmes heureuses, créatives et épanouies. Aucun des plaisirs de l'époque ne leur était fermé. Elles se vêtaient avec des robes d'une somptuosité et d'un raffinement tels qu'on les croirait tirées d'actuels romans de science fiction ; elles peignaient, composaient des poèmes, jouaient au Wei Qi (un jeu d'échec chinois que nous connaissons sous son nom japonais de jeu de Go), montaient à cheval et pas en amazone s'il vous plaît, allaient à la chasse (avec un petit félin apprivoisé juché sur la croupe de leur monture et qui se chargeait pour elles de la partie vio-lente et meurtrière de la chasse), elles jouaient au polo, dansaient, faisaient de l'acrobatie. Libres et belles, on les sent toujours exulter de joie de vivre dans ces magnifiques petites statuettes qui peuplaient les tombes de cette époque et qu'on a à juste titre appelés les " Tanagra " chinois. Qu'elles se hâtent de jouir de la vie et du corps que la nature leur a donné, les femmes de Chine, car bientôt une grande nuit va s'abattre sur elles, et pour de longs siècles, sous la forme d'une des plus monstrueuses contraintes physiques jamais imposée à un être humain : le bandage des pieds.


" Comme tous les comportements qui finissent par emporter l'adhésion complète d'une société, personne ne peut dire avec précision ni où ni quand le phénomène commença " . Tout au plus peut-on souligner qu'il est contemporain du mouvement de réaction philosophique connu sous le nom de néo-confucianisme et dont le chef de file sera Zhu Xi, dont les commentaires des classiques seront lettres d'évangile durant plus de sept siècles. Presque jusqu'à l'aube du XXème siècle, durant lequel Mao Zedong dut encore rappeler avec vigueur à ses compatriotes que " les femmes portent la moitié du Ciel ".



Jardin de Courances / Photo Lionel SEITE



Conférence prononcée à La Réunion en 2006 à l'invitation de l'association Guandi des réunionnais d'origine chinoise.




Ouvrages proposés par l'auteur :

Cyrille JAVARY

- Le discours de la Tortue. Découvrir la pensée chinoise au fil du Yi Jing par C. Javary. Éditions Albin Michel.
- Yi Jing, le livre des Changements traduction originale par C. Javary commentée avec l'aide de P. Faure Éditions Albin Michel.
- Les Rouages du Yi Jing, introduction au Livre des Changements par C. Javary. Éditions Philippe Picquier.
- Le Yi Jing, par C. Javary. Editions du Cerf, collection Bref, n° 20.
- Le Yi Jing en Dessins. Bande dessinée bilingue, traduit du chinois par C. Javary & Wang Dongliang. Editions You-Feng



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