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Penser la Voie, le mystère, et le souffle vital
par Catherine Delacour







Quand est apparu pour la première fois le mot " tao ", ou plutôt " dao " selon la nouvelle transcription chinoise ?


La première occurrence est impossible à définir, mais l'on sait que ce fut d'abord un mot commun, employé dans le langage de tous les jours, qui signifiait "la voie", "le chemin". Avec l'évolution de la pensée cosmologique, le terme a pris peu à peu un sens beaucoup plus large et a servi à connoter des notions d'" école " dès l'époque des Royaumes Combattants, au Vème siècle avant notre ère. Dao se mit alors à désigner " le chemin que l'on suit selon un certain nombre de règles, de normes, de pensées philosophiques et morales ".


C'est alors qu'apparait un certain Lao Zi (plus connu sous le nom de Lao Tseu) qui parle de la " Voie " comme d'un principe immanent que l'on ne peut nommer, qui n'est pas, mais dont tout procède.





Qui était ce personnage mystérieux?


On pense qu'il fut le contemporain de Confucius, même si l'on n'a aucune certitude archéologique ni historique qui confirme son existence réelle. Il vécut probablement à la charnière des VIème et Vème siècles av. J.-C. et rédigea Le Livre de la Voie et de la Vertu, " Daodejing, " aussi connu sous le nom de Tao Te King. On le surnommait le "vieil enfant", car la légende prétend qu'il demeura 81 jours dans le sein de sa mère avant de naître avec des cheveux blancs. Une métaphore qui trouve son fondement dans la vénération que les pays asiatiques portent envers les personnes âgées, considérées comme des sages...


Un autre personnage a joué, semble-t-il, un rôle très important : un certain Zhang Daoling, dont l'existence se situe probablement au IIème siècle de notre ère. Lao Zi lui serait apparu en 142 apr. J.-C. sur fond de crise morale et spirituelle, d'angoisses métaphysiques. Le vieux maître lui aurait alors enjoint de créer un enseignement et des liturgies propres à sauver les êtres. Ce sera la "Voie des Maitres célestes ". Deux siècles plus tard, les Barbares font leur apparition sur la scène de l'histoire, occupent le nord de la Chine et poussent les populations à s'installer vers le sud. Or c'est précisément l'époque ou le taoïsme des Maitres célestes rencontre celui du Sud, rencontre qui donnera naissance à deux grandes écoles mêlant harmonieusement ritualisme et quête de longue vie. Des lors, le taoïsme saura trouver bienveillance et soutien auprès des différents gouvernements.





La doctrine taoïste constitue l'un des trois enseignements majeurs qu'a connus la Chine au cours de sa longue histoire. Le premier système de pensée est proposé au Vème siècle av. J.-C. par Confucius et le dernier par les bouddhistes au Ier siècle de notre ère. Le taoïsme est à la fois une philosophie et une religion ; il le doit à ses deux origines : l'une est spéculative, l'autre liée aux pratiques magico-religieuses rattachées au chamanisme.


La doctrine naît aux environs du IVème siècle av. J.-C., grâce à Lao Zi, dont l'existence historique est contestée. Elle eut après lui, pour maîtres, Lie Zi, et surtout Zhuang Zi. L'oeuvre fondatrice porte alors le nom de cet auteur supposé, le Lao Zi. Il y développe des propositions iconoclastes qui formeront avec celles de ses proches et lointains disciples, un système assez cohérent qu'on qualifiera, au début de l'Empire, époque classificatoire par excellence, de "taoïste", ("école de la Voie "). Il y remet en cause, les valeurs proclamées par Confucius, lesquelles s'appuient, pour les réactualiser dans une pensée humaniste neuve, sur celles que partageaient les anciens Chinois, illustrées dans les ouvrages appelés, plus tard, "Classiques".


En dehors de cette posture, Lao Zi propose une révolution intellectuelle : elle consiste à se tenir au plus près du dao (tao) qui régit les êtres, le cosmos et la terre. Cette immersion dans le dao global passe par un respect de la nature conférée par le Ciel, instrument du dao, au détriment des conventions sociales (rites, renom, convenances, morale) qui cimentent la société chinoise. Il s'agira de ne pas intervenir dans un processus qui s'inscrirait en ce cadre (politique, social, individuel) : c'est ce qu'on appelle le " non-agir ". Lao Zi, puis Zhuang Zi, rêvent d'une société, disons anarchique, dans laquelle il n'y aurait point de prince, mais où l'autorégulation du peuple, débarrassé de ses maîtres, suffirait à assurer ses besoins, sans vaine recherche de luxe.





Au plan individuel, les pères du système taoïste sont partisans d'une stricte observance des potentialités naturelles ; c'est cette acceptation des qualités natives qui assurera la longévité, et non les pratiques de "longue vie " qui, grâce à diverses drogues, pourraient procurer une illusoire immortalité. Ces premiers auteurs vouent une forme de culte intellectuel à la spontanéité mentale et corporelle, au détriment de la réflexion, de la culture, de l'étude, de la volonté… si chères aux confucianistes. Faire le vide en soi, intellectuellement et affectivement, est une voie qui mène à l'accueil du dao en son coeur/esprit.


L'idéal, principalement décrit par Zhuang Zi, est l'homme saint qui parvient à se détacher de toutes les contraintes sociales et individuelles (qu'elles soient physiques ou psychiques, les unes se différenciant peu des autres en Chine), tendant à se rattacher mystiquement au dao du " Grand Un" cosmique. Cette attitude, visant à faire table rase des certitudes qu'imposaient les écoles officielles d'avant I'Empire - qui fut fondé en 221 par le redouté Qin Shihuang Di en prélude à la dynastie confucianiste des Han (vers 206 av. J.-C. à 220 de notre ère) - va toutefois trouver ses limites, car elle séduit les lettrés retirés du monde, les fous et certains poètes, mais pas le corps des fonctionnaires... on comprend pourquoi !


A partir du IIème siècle, le taoïsme va se répandre dans le peuple, via l'instauration d'un culte de Lao Zi divinisé. A compter de cette ère nouvelle, le taoïsme pénètre les couches populaires et se veut une religion du salut individuel, loin des cérémonies officielles auxquelles le peuple n'est convié que comme spectateur. C'est dans ce cadre que vont se développer des techniques visant à améliorer les capacités de chacun, principalement dans la sphère corporelle - mais toujours en rapport avec une vision globale de l'humain agi par la circulation des souffles internes. Pour ce faire, on a recours à des techniques respiratoires, alimentaires, alchimiques qui produisent une littérature ésotérique considérable pendant plusieurs siècles.





Quelle place occupe-t-il précisément au sein des multiples courants qui traversent la pensée chinoise ?


Selon Marcel Granet, il y eut un moment où confucianisme et taoïsme étaient très proches l'un de l'autre, mais dès lors que le premier fut élevé au rang de doctrine d'Etat, il n'en fut plus de même. On a d'ailleurs eu coutume de souligner le pragmatisme des premiers (dont la doctrine est indissociablement liée à I'Etat et aux relations sociales) par opposition à la philosophie des seconds, plus concernés par les questions spirituelles, dont la quête de l'immortalité. Une appréciation qu'il convient de nuancer, car les taoïstes étaient, eux aussi, impliqués dans les soucis de la vie quotidienne, grands et petits maux, soucis des paysans inquiets pour leurs cultures...


Une chose est sûre cependant : ce sont les confucéens qui ont rédigé les annales historiques et ont, de ce fait, volontiers "oublié" ou alors flétri l'image du taoïsme. C'est donc une vision fatalement subjective et tronquée que les Occidentaux ont longtemps eue de ce courant de pensée. Le mot même de "taoïsme" restera associé à celui de superstitions jusqu'aux essais magistraux et visionnaires d'Henri Maspero vers 1937.


Le bouddhisme, quant à lui, d'origine indienne, restera, malgré tout, une religion étrangère en dépit d'une sinisation originale. En fait, sa philosophie est à l'opposé de celle du taoïsme : les bouddhistes recherchent l'extinction finale, le Vide, le Néant ; les taoïstes prônent, quant a eux, le retour à l'indifférencié, au dao. L'apparente similarité n'est qu'illusion car la finalité est bien différente : aux yeux des bouddhistes, la réincarnation apparait comme un pis-aller ; chez les taoïstes, le retour à l'indifférencié ouvre sur un autre aspect de l'être riche de tous les possibles. A bien des égards, c'est une vision beaucoup plus optimiste…





Quelle influence le dao exerça-t-il sur l'art ? Engendra-t-il un courant esthétique ?


Originellement, le dao, rappelons-le, n'a pas de forme et ne peut être nommé ; il n'a pas suscité un besoin d'images à vénérer. Ce n'est qu'après la divinisation de Lao Zi et afin de rendre la vénération plus aisée que, sur la suggestion d'un Maître Céleste avisé, on commença au Vème siècle à façonner de petits ex-voto, stèles ou reliefs. Et, comme les mêmes artistes et artisans créaient les images bouddhistes et taoïstes, dans un premier temps, on ne pouvait faire la différence entre les unes et les autres. Ce n'est qu'un peu plus tard que les Vénérables deviennent identifiables, chacun doté alors d'une iconographie qui lui est propre. Cela étant, les peintres sont les mêmes dans l'un et l'autre cas et, lorsqu'il s'agit de personnages secondaires, on serait bien en peine de faire la différence. Comment, dans ces conditions, mettre en lumière l'existence d'une esthétique propre au bouddhisme et au taoïsme ?


Mais, hors le domaine de la liturgie, s'il est un art dans lequel l'empreinte du taoïsme est perceptible, c'est bien dans celui de la peinture de paysages. Il convient, à ce propos, de souligner le rôle éminent joué par Zhuang Zi (connu aussi sous le nom de Tchouang Tseu), un autre personnage contemporain de Lao Zi qui rédigea un traité philosophique sous forme de dialogues et d'anecdotes. Au fil des chapitres, s'esquisse une magnifique définition de la création artistique, même si elle n'est pas mentionnée dans ces termes. Sous la plume du philosophe, l'on apprend ainsi qu'une longue méditation est nécessaire et préalable à tout acte de création, que ce soit dans une chambre pure, ou dans un ermitage, en forêt ou dans la montagne. Que c'est d'abord l'esprit qui meut la main qui tient le pinceau et que, seulement dans ces conditions, à partir de l'unique trait originel qu'il trace, se crée la multitude des formes.





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