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Le rapport entre l'artiste et le monde
Dialogue de Yolaine Escande et de Philippe Sers (en italique)


Résonance intérieure, dialogue sur l'expérience artistique et l'expérience spirituelle en Chine et en Occident / Edition Klincksieck

Peintures de Fabienne Verdier





L'artiste chinois entretient avec le monde un rapport très différent de celui qu'entretient avec lui l'artiste occidental. Ajoutons que alors que l'artiste chinois recherche l'harmonie avec les choses, l'artiste occidental semble avoir avec elles une relation conflictuelle, guerrière, qui donne l'impression que son unique préoccupation est de soumettre les choses à un projet de transformation permanent.






Le rapport entre l'artiste et le monde, selon les Chinois, est d'abord un rapport d'analogie. En premier lieu, ce monde n'est ni stable ni fixe, mais en perpétuelle mutation : il est constitué de deux entités à la fois opposées et complémentaires qui ne peuvent pas se concevoir l'une sans l'autre ; elles ne sont pas complémentaires mais plutôt inter-reliées, intrinsèquement liées l'une à l'autre ; l'une contient toujours virtuellement une part de l'autre. C'est le yin et le yang : le yin correspond au côté non éclairé de la montagne, alors que le yang est le côté exposé à la lumière. Par la suite, le yin désigne tout ce qui concerne la féminité, la souplesse, l'eau, ce qui est sombre, etc. ; le yang incarne la masculinité, la dureté, le soleil, la lumière, etc. Tous les phénomènes de l'univers, les " existants ", sont régis par cette interrelation entre yin et yang qui concerne également les êtres humains. Pour les Chinois, un existant est aussi bien une plante, un rocher, un arbre, un nuage, un animal, qu'un être humain, dont l'artiste.


L'homme n'est qu'un existant parmi les autres ; et pourtant il est différent, car il a un rôle à jouer, celui d'ordonner les choses. " Ordonner " ne veut pas dire conquérir le monde ou s'y opposer, mais simplement donner sens aux choses et essayer de canaliser l'énergie qui circule entre le ciel et la terre, entre le yin et le yang. C'est ce qu'a fait Shen Peng, ce calligraphe chinois qui, en visite en France, a regardé la tour Eiffel et y a lu le caractère de l'être humain en majuscule. Pour les Chinois, la France est le pays des Droits de l'homme ; dire que " l'être humain y est écrit en majuscule " est donc une marque de respect et de reconnaissance envers la France. On ne lit les choses que dans leur contexte. Une autre personne pourrait très bien voir dans la tour Eiffel un caractère différent, ou un autre symbole. En fonction du contexte, on donne à lire pour donner sens à ce qui se passe aujourd'hui, en ce lieu. Ainsi, cette lecture ne donne pas accès à une vérité universelle, puisque aussi bien elle peut être comprise autrement par quelqu'un d'autre, à un moment différent.







La lecture de la trace est d'abord une intention de sens. Il est même possible de dire que la trace définit le sens. Et le talent ou le génie de l'artiste résident dans la précision de cette lecture, dans un temps donné, dans un moment et dans un lieu donnés.


Dans le lieu, dans un espace et dans un temps donnés, à un moment significatif. C'est ce que les Chinois entendent par ordonner les choses. C'est pourquoi, par exemple, Confucius, dans les Entretiens, peut répondre de deux façons différentes à une seule et même question, en fonction de la personne qui la lui pose. Cela ne veut pas dire qu'il se contredit, mais seulement qu'il s'adapte à la situation et à la personne qui s'adresse à lui. Le rôle de l'artiste consiste à donner sens au monde, et non pas à le maîtriser. Par exemple, même si les Chinois ont été les premiers à découvrir ce que nous appelons le " paysage " qu'ils désignent, dans le cas du paysage littéraire et pictural, par l'expression " montagnes et eaux ", ils n'ont jamais conquis les sommets et ne se sont jamais rendus sur la cime des montagnes pour les dominer. Ils y vont en pèlerinage, pour gravir la montagne, ce qui est une métaphore de la vertu : faire l'ascension d'une montagne, l'escalader, revient à avancer dans la vertu. Il y a bien sûr le cas du président Mao qui a voulu déposer le drapeau chinois sur les cimes de l'Himalaya pour marquer l'hégémonie de la Chine communiste. Mais sinon, traditionnellement, je crois qu'il ne serait jamais venu à l'idée d'un artiste chinois de grimper au sommet d'une montagne pour la conquérir. Bien au contraire.





Fabienne Verdier dans son atelier



Lorsque l'on parle d'" ordonner les choses ", il faut comprendre que cette mise en ordre est une lecture. L'idée est assez proche de ce que les artistes occidentaux de la première abstraction, Kandinsky, Mondrian et Malevitch, entendent sous le terme de " composition ". La composition joue le rôle d'une mise en ordre des éléments qui est en même temps dévoilement du sens. Dans le temps ou Kandinsky passe à l'abstraction, par exemple, nous le voyons réfléchir sur les éléments du monde, " ruminer " ces éléments, pourrait-on dire, en leur donnant plusieurs formulations picturales, puis les accomplir dans une transformation du profane au sacré. C'est ainsi qu'il procède pour le thème du cheval ou du chevalier médiéval, ou du cavalier de ses premières œuvres, qui devient insensiblement un thème apocalyptique (rappelons que l'Apocalypse est un dévoilement). A la fin, ce cavalier se montre comme celui qui dénoue les fils du temps. Ensuite, après avoir été médités individuellement, tous ces éléments sont combinés. Kandinsky passe de ce qu 'il appelle les " impressions ", impressions de la nature extérieure, et des " improvisations ", impressions de la nature intérieure selon lui, c'est-à-dire rêves ou visions, aux " compositions ". Et composer, c'est justement mettre ensemble tous ces éléments, composés non plus dans l'ordre accidentel de la circonstance, mais installés dans l'ordre du sens. La composition, chez Kandinsky est une mise en ordre des éléments qui révèle le sens. Elle a ainsi un caractère transfiguratif. Quant à la tradition chinoise, elle considère que l'artiste accomplit l'harmonie de l'univers. Mais cet accomplissement n'est pas une transformation.


Ce n'est pas une transformation, puisque les Chinois établissent un rapport d'analogie entre l'univers et l'être humain, qui interagissent perpétuellement et qui fonctionnent de façon analogique. Ainsi, par exemple, l'artiste ne tente-t-il pas d'imiter la nature, puisqu'il ne se situe pas à l'extérieur de la nature ou en recul par rapport à elle ; mais au contraire, il essaie toujours de se mêler au monde qui l'entoure. Il calque la création artistique sur le processus de la création naturelle, désignant les mutations qui interagissent entre le ciel et la terre. Or l'être humain se situe au point de jonction entre le ciel et la terre, exactement comme un arbre ou un rocher.


Par exemple, certains artistes chinois admirent particulièrement un rocher ou un arbre, et s'adressent à lui comme à un être humain, ce qui peut être considéré comme une attitude extravagante ; en réalité, pas du tout. C'est qu'ils admirent, dans l'arbre ou le rocher, la capacité à se régénérer de soi-même, comme le fait l'univers. A l'inverse l'être humain, hélas, ne peut pas se régénérer de lui-même : il est mortel, limité. Mais ces rochers chinois extraordinaires, aux formes très élancées et trouées, qui semblent bizarres (c'est du reste ainsi qu'on les qualifie), suggèrent, lorsqu'on les regarde, soit un nuage, soit une vague ; ils ont la capacité de se transformer par eux-mêmes. C'est-à-dire qu'ils sont à la fois eau et rocher, nuage et montagne. Pour sa part, l'être humain est malheureusement soumis aux contraintes de la vie. Or, l'idéal des Chinois est d'atteindre l'immortalité, qui ne correspond pas au fait de sortir du monde, mais à la capacité à se fondre avec lui et à vivre le plus longtemps possible en participant à ses mutations. Se fondre avec le monde, c'est devenir le monde, et c'est ce que signifie vivre éternellement. Ainsi n'est pas conçue d'opposition entre l'homme et le monde.


De là vient le respect que manifeste Mi Eu à l'endroit du Rocher, dans la célèbre anecdote. Il traite effectivement le Rocher comme une personne de qualité.


Exactement. On a reproché à Mi Eu son irrévérence : un jour où il devait aller présenter ses hommages au préfet local, il s'est d'abord prosterné devant un rocher extraordinaire avant de se rendre à la résidence du fonctionnaire. Ce rocher avait évidemment des capacités auto-régénératrices, alors que le préfet n'était que le représentant d'une institution en place. Mi Eu a vu dans le rocher un grand frère, à même de lui servir de guide, de lui montrer la voie à suivre du point de vue artistique, c'est-à-dire la capacité à créer de lui-même, et non pas à vouloir représenter quelque chose. Mi Eu, qui incarne l'exemple parfait de l'artiste, a essayé de se calquer sur le processus créatif, fondé non pas sur un rapport d'imitation du monde, mais sur un rapport d'analogie ; devant le rocher, il a compris quelque chose du mystère de la création, qu'il a ensuite appliqué à l'art de l'écriture et à la peinture.






C'est une préoccupation permanente de l'artiste chinois que de se rendre maître du processus créatif. Pouvez-vous décrire précisément ce processus, tel que le conçoit la tradition ?


Ce processus créatif, traditionnellement, se conçoit comme allant du cœur à la main ou au pinceau. Qu'est-ce que le cœur pour les Chinois ? François Cheng le qualifie de " cœur-esprit", autrement dit de siège de la conscience. La main, c'est ce qui tient le pinceau, qui écrit une poésie, calligraphie, ou ce qui peint. " Pinceau " signifie aussi bien l'instrument que " réaliser un trait " et " utiliser le pinceau ". Le cœur désigne le lieu d'où part l'intention qui préside à l'exécution ; la main et le pinceau correspondent à l'exécution. Il ne s'agit pas d'une opposition entre mental et physique, mais des deux éléments fondamentaux de la création artistique qui recouvrent la totalité du processus créatif. Le cœur est en effet le point de contact entre l'homme et le monde. Lorsqu'il est disponible, c'est-à-dire libre de toute pensée ou de toute contrainte, mais disposé à écouter le monde, il est ému, suscité, selon les termes de la tradition chinoise, par les mutations incessantes de l'univers.


En réponse, une " intention " naît dans le cœur-esprit, qui préside à l'exécution. Le principe de ce processus est formulé dans l'expression " l'intention précède l'exécution ". Le processus allant du cœur à la main est conduit par le souffle et procède de l'intention de peindre, de calligraphier, de réaliser une poésie ou une musique, jusqu'à la trace. Et même jusqu'à l'effet visuel provoqué sur le spectateur. Ce " souffle-énergie " ou " élan vital " relie en effet le cœur et la main, et il nécessite le tracé du pinceau pour s'incarner. Si le cœur et la main sont à l'unisson, le souffle peut alors passer sans hésitation dans le tracé et se manifester en des formes animées d'un effet visuel. Ces formes, à leur tour, agissent sur la conscience et l'incitent au cours de l'exécution. La théorie chinoise ne décrit pas le processus créatif sous forme d'étapes qui se succéderaient logiquement ; au contraire, les termes employés pour le qualifier recouvrent sa totalité. Ainsi, par exemple, l'intention qui préside à la réalisation se retrouve également après la fin de l'exécution et désigne l'effet visuel animé des formes graphiques.






La réussite de l'exécution est le résultat non pas d'une technique, mais d'un état du cœur-esprit ;


c'est pourquoi le processus créatif commence par la méditation de l'artiste avant qu'il ne se mette à créer. J'ai parlé de ce vrai peintre qui, au lieu de faire des schémas, de préparer des croquis, s'était mis à méditer dans sa chaumière. La première des choses que doit faire un peintre, un calligraphe ou un poète, c'est se concentrer en méditant, afin de parvenir à la réceptivité, afin de faire le vide en son cœur. Il tente alors d'échapper à toutes les contraintes de la vie sociale, du téléphone par exemple. Donc il débranche le téléphone...


ou son équivalent au XF siècle !...


... on peut imaginer ! Il essaie de faire le vide en lui, de se dégager de toutes les idées préconçues, des soucis de la vie quotidienne, et d'arriver à la pure réceptivité. La réceptivité signifie la capacité à laisser les mutations de l'univers s'imprimer dans son cœur, qui est alors comparé, dans les textes chinois, à un miroir ou à de l'eau calme. C'est Wen Tong ou Yuke qui, se trouvant devant le bambou, devient bambou : celui-ci s'inscrit en son cœur, comme sur une plaque photographique. En réponse, la main agit, elle se met en mouvement, et il est alors question du " cœur et de la main à l'unisson ", ou de " la main qui répond au cœur ", selon les expressions traditionnelles. Dans le passage du cœur à la main, une continuité se maintient, conduite par le souffle, de telle sorte que l'artiste n'agit pas volontairement, ne se pousse pas à agir : au contraire, il est agi de l'intérieur par ce que l'on appelle le Dao (Tao). Le Dao, ineffable, indicible, inconcevable pour le commun des mortels, " agit " l'univers ; il est à l'origine de ses perpétuelles interactions, qui se produisent d'elles-mêmes, provoquées par rien et par personne, sans cause, sans raison, sans but.






La main et le coeur à l'unisson




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