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Les TROIS aspects du TaiChi Chuan
par Jean-Claude Sapin

L'art du Tai-chi chuan / éditions Dangles

Photo de Shangaï / Lionel Seité




LES TROIS ASPECTS DU TAIJI QUAN





Avant-propos


La séduction de la culture orientale n'a jamais été aussi forte qu'aujourd'hui. Cette tentation pour un Orient peut apparaître légitime pour deux raisons :


- D'abord parce que notre culture à nous, l'occidentale, a privilégié le discours et l'intelligence ; les deux ont porté leurs fruits, mais il apparaît de plus en plus nettement que les fruits en question se découvrent des angles acérés et que le chemin qui a de l'intelligence commence à faire peur. Nombreux sont ceux qui vont alors traquer dans les spiritualités hindoues ou chinoises, dans les diverses traditions " la voie qui a du cœur ".


- Mais il y a une deuxième raison : la curiosité, le désir de possibilités mentales enfouies dans le cerveau de l'homme, mais dont il ne posséderait pas le mode d'emploi. Ainsi les neurobiologistes commencent à admettre ce que, avec une autre formulation, l'Orient a toujours affirmé : l'idée d'un fonctionnement psychologique différent. Alors se trouve réactualisé le nihuan des taoïstes, la porte mystérieuse localisée au centre du cerveau qui, franchie, permet de découvrir la " source " qui est en nous depuis le commencement. Mais la tradition a de l'avance sur la " parapsychologie " dans la mesure où elle prétend posséder les méthodes pour parvenir au surgissement de cette nouvelle conscience, à travers la réalisation de ses maîtres ou gourous. C'est ainsi qu'un mot ancien, méditation, entre en mode, opposant la recherche de l'être et celle de l'avoir, la sagesse et la connaissance.





Ce qu'il faut nécessairement constater, c'est que cette approche de l'Orient et d'un comportement de méditation est difficile pour une forme de culture qui s'est développée selon d'autres valeurs. Succinctement, nous pouvons nous définir comme une culture fascinée par les mots et décapitée pour ce qui concerne le corps. Je ne pense pas être excessif. L'Orient c'est tout le contraire : méfiance pour toute démarche exclusivement intellectuelle, conviction que l'essentiel ne peut être " engrangé " et transmis par des mots. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer les trajets respectifs des maîtres à penser des deux cultures : Socrate, Platon, le Christ d'une part, le Bouddha, par exemple, de l'autre.


D'un côté nous avons des histoires d'intarissables bavards, remplies de miracles et de démonstrations, de l'autre l'histoire d'un muet qui se contente d'une assise silencieuse, interrompue seulement, raconte la tradition, par le mouvement furtif d'une fleur dans sa main en direction du disciple privilégié dont la compréhension sera immédiate. Et pourtant, que la tentation est grande de parler de ce que promettent les spiritualités hindoues ou chinoises, ne serait-ce que pour trouver un alibi à une critique de notre propre culture. Ce qui est évident, c'est que toute notre éducation nous porte beaucoup plus à discuter qu'à expérimenter ou à éprouver. Qu'est-ce que la liberté, qu'est-ce que la passion, qu'est-ce que le Tai-chi chuan ? demande l'élève occidental avec beaucoup de courtoisie, mais sans réaliser l'extrême violence de son interrogation qui exige une réponse, un éclaircissement théorique immédiat pour un problème qui n'a jamais été posé, affronté par celui qui interroge.


Pour la tradition, le droit à la question suppose pour l'élève une réflexion préliminaire, l'aboutissement d'une recherche personnelle. Mais l'Orient, c'est aussi la certitude surprenante que le corps est un moyen lumineux de parvenir à la réalisation, à l'Eveil spirituel. Nos écoles préparent des bacheliers capables de disserter sur l'unité du corps et de l'âme chez Platon mais qui, par ailleurs, se trouvent en grande difficulté pour porter leur attention (sinon leur âme) sur leurs sensations ou sur le rythme de leur respiration ; ou bien encore, dans le même temps, ils persévèrent à ne voir dans le Bouddha qu'un " gros type " qui se tient d'une manière curieuse. Évoquer une position correcte permettant un bon placement du bassin et de l'axe vertébral n'est efficace que si l'on fait allusion au déficit de la Sécurité sociale aggravé par la pathologie du dos. L'idée d'un homme estimant qu'il est mieux placé que n'importe quel professeur pour trouver ce qui est en lui, jugeant prioritaire de se comprendre lui-même avant d'expliquer aux autres comment ils fonctionnent (pour autant qu'il faille l'expliquer), est une idée " originale " dans notre mentalité.





Dans son livre " Hara " K.-G. Dürckheim (Le Courrier du Livre, 1982) constate que la culture occidentale est une culture sans ventre, et qui ne peut s'investir qu'à un niveau de tête. Cette difficulté à approcher le corps, à " dégeler " le ventre, je l'ai rencontrée dans une école secondaire où un groupe d'élèves pratiquait le Tai-chi chuan. Il nous a fallu plusieurs mois pour parvenir à oublier le regard extérieur et à fermer les yeux en seiza (assise silencieuse), pour que réchauffement à partir de massages individuels (ou sur le dos du copain) ne soit pas compensé par des rires ou des plaisanteries susceptibles de... mettre à l'aise. La démarche n'impliquant aucune compétition ou comparaison avec le partenaire, mais réclamant une attention à soi et à l'autre, était vécue comme extrêmement difficile et nouvelle. A cela s'ajoutait la nécessité de substituer un mouvement lent et continu, animé de l'intérieur, à une occupation du temps discontinue et décidée de l'extérieur. Enfin, le Tai-chi véhiculait un certain nombre d'idées qui s'opposaient aux principes habituels et redoublaient son étrangeté :


- Nous l'abordions comme une technique de " dégonflement " privilégiant le vide, l'expiration, la réduction du thorax et la détente du ventre. Toute leur formation (comme la nôtre) reposait sur des notions opposées : aspiration esthétique d'une cage thoracique développée et d'un ventre gommé correspondant sur le plan intellectuel à l'ambition légitime de " se gonfler " de connaissances pour réussir aux examens ou dans la vie. Il leur était demandé de passer de l'inspiration permanente et conseillée à l'expiration mal vue, mal notée.


- Nous insistions sur l'aspect mouvement, changement perpétuel du Tai-chi chuan. Pratiquer une démarche où l'on est propriétaire de rien, où l'installation n'est pas possible ni souhaitée, leur donnait l'impression de jouer les caméléons tristes. Et puis un jour, sans le vouloir bien sûr, Jacques Brel m'aida par l'intermédiaire d'un élevé qui rapporta une boutade du chanteur apparemment très...Tai-chi : " Moi, j'habite toujours ma valise ! " De cette manière, le mouvement n'était plus synonyme d'indifférence et il devenait possible d'être attentif à ce qui surgit et disparaît.





Je voudrais ajouter deux remarques : La volonté intellectuelle d'atteindre le maximum de clarté, de dégager des possibilités de recherche n'est pas à brûler. Mais ce qui est important, c'est de délimiter le point où la démarche intellectuelle doit obligatoirement passer le relais à l'expérience directe qui implique ressenti et apprentissage. Le proverbe japonais qui demande d'oublier le doigt lorsqu'on a perçu ce qu'il indiquait (la lune ou les étoiles) ne dit pas que le doigt était inutile. Nous priver de nos moyens d'analyse face à l'opacité spirituelle de l'Orient serait sans doute aussi dangereux que de les sanctifier à l'extrême. Cela est valable pour le langage ; conscient de ses limites, nous n'avons pas pour autant à le dévaloriser totalement. Significative à cet égard, la première et célèbre phrase de Lao-Tseu dans le Tao-te kîng : " Le Tao dont on parle n'est pas le Tao ", qui néanmoins, précède quelques milliers de mots s'efforçant de saisir l'informulable : le Tao. La conception relativement répandue qui consiste à poser une culture occidentale complètement démunie, " nue comme un ver " dans sa tentative d'approcher la quête des traditions orientales, ne me semble pas véritablement fondée. L'Art, vers lequel nous ne tournons pas suffisamment le regard, participe d'intentions qui n'ont rien à envier aux recherches hindoues ou chinoises. Nous aurions à gagner à être attentifs à nos musiciens, peintres et poètes. Il est vrai que nous sommes loin de les considérer comme des gourous dignes d'écoute.





Les trois aspects du Tai-chi chuan


Depuis quelques années, le public français attentif aux démarches corporelles a pu voir apparaître de nombreux articles sur le Tai chi chuan dans les principaux journaux et magazines. Sa présentation est multiforme : quelquefois, assimilé à une acupuncture en mouvement, ses bénéfices thérapeutiques sont privilégiés ; d'autres analyses le proposent comme une activité physique susceptible de s'intégrer aux nouvelles formes de gymnastique psychosomatique supposant une prise de conscience des tensions, une écoute musculaire et respiratoire. Enfin, des spécialistes des arts martiaux au Japon, aux U.S.A, et même en France, consacrent des essais à cette grande origine chinoise des techniques de combat à mains nues. Certains professeurs de Tai-chi insistent sur la démarche de méditation qui le soutient, d'autres sur l'aspect gymnique de la pratique, d'autres enfin sur l'aspect martial. Pour les Chinois, les trois aspects sont inséparables.





Méditation, gymnastique et acupuncture en mouvement, art martial : les aspects du Tai-chi chuan sont multiples, mais supposent tous l'actualisation et l'utilisation d'une énergie particulière appelée ch'i. Cette énergie est comparable au sang, non seulement parce qu'elle est conçue comme absolument nécessaire, mais aussi parce qu'elle circule également à travers le corps en suivant des voies de passage nommées " méridiens ". La notion de ch'i s'exprime dans le deuxième groupe du caractère chinois, où l'on voit un homme de profil dont la main droite sait transformer l'énergie issue de la bouche (nutrition).





Tai-chi chuan méditation


La notion de méditation dans sa relation au Tai-chi chuan est à définir à deux niveaux :


- II est évident que lorsque la " Longue forme " (l'enchaînement des mouvements) est acquise, maîtrisée et respirée, on dispose d'un moyen de relaxation physique et mentale particulièrement efficace. Je ne connais pas de styles externes ou internes offrant un mouvement-kata aussi long que le Tai-chi, et cela a sans doute compté pour beaucoup dans sa popularité. Dès ce premier niveau, la démarche nous introduit dans une situation d'espace et de temps très différente du quotidien : le plus souvent, nous ne sommes pas là - ici et maintenant - mais nous digérons du passé et délirons de l'avenir, capturés par l'imaginaire entre des événements finis et des moments rosés qui n'arriveront jamais ou qui n'arrivent pas toujours de la manière escomptée. D'une façon lapidaire, disons que le mouvement tai-chi nous oblige à cesser de " bourdonner ", c'est-à-dire à focaliser notre attention sur chaque instant présent, sur le surgissement du geste nouveau dans celui qui s'efface. Mais les maîtres de Tai-chi chuan ont eu, pour leur art, d'autres prétentions qu'une simple finalité de relaxation, si intéressante soit-elle.


- La méditation propre au Tai-chi chuan est à éclairer à partir du taoïsme, et nous reviendrons sur cette forme de spiritualité chinoise et ses intentions. Nous préciserons cette méditation qui présente deux pratiques essentielles : une attitude mentale (Cunsi ou le " Cœur vide ") et une recherche particulière au niveau de la respiration et de l'énergie (Taixi ou la " Respiration embryonnaire ").





Tai-chi chuan gymnastique


II est tout à fait légitime d'assimiler le Tai-chi chuan à une gymnastique douce. " La " Longue forme " est un exercice pour se connaître soi-même ", disent les maîtres chinois. La signification de la phrase traditionnelle implique une approche du corps et du mouvement à partir d'une triple préoccupation :


- Découvrir, observer comment " Je fonctionne " dans le mouvement, qui domine et entraîne : les épaules ? les bras ? le ventre ou les jambes ? D'habitude, nous ne nous posons pas de telles questions, et grande est la surprise de celui qui débute de constater qu'un corps - le sien en l'occurrence - est fait de parties, d'éléments qui n'acceptent pas toujours de vivre ensemble ou alors qui s'opposent, que l'autogestion désirée au niveau social n'est déjà pas très claire, facile, au niveau corporel, individuel. Le Tai-chi chuan exige une conscience de la totalité du corps, mais le mouvement doit être animé, dirigé par le ventre. Cette conscience impérative du ventre est une des plus grandes difficultés de la démarche. On entend, on comprend, on pense ce qu'il faut faire, mais on constate que c'est le pied ou la jambe qui ont décidé et entraîné le corps. Ainsi, le bassin/ventre est transporté par la périphérie et ne joue aucun rôle. La coordination, l'articulation du mouvement supposent un déplacement ventre, épaules, coudes, et poignets/mains. Je prends souvent l'exemple de la mer, milliards de vagues dont l'énergie est nécessaire pour pousser la dernière vague sur le sable.


- Rechercher constamment l'énergie minimum pour développer le mouvement et assurer tous les déplacements dans l'espace. Idée chinoise ancienne, mais aussi très moderne : l'énergie est donnée à l'origine, mais son entropie inévitable est une bonne raison pour ne pas la gaspiller.


- Gommer les tensions afin d'économiser l'énergie, mais aussi pour gagner en sensibilité et en attention : une contraction est toujours une rupture, donc une vulnérabilité.


Je ne voudrais pas présenter le Tai-chi chuan comme la panacée. Cette dernière est toujours un choix individuel et c'est bien ainsi. Il s'agit pour chacun de trouver ce qui lui convient le mieux, et cela peut être aussi le yoga, la danse, la gymnastique classique, le karaté, etc. Néanmoins, sans entrer en compétition avec la gymnastique européenne qui garde sa spécificité et son efficacité, le Tai-chi avec ses mouvements lents est très bénéfique au niveau musculaire ; les muscles n'ont pas à être brutalisés pour se développer harmonieusement. Cela permet également à la démarche d'être pratiquée à n'importe quel âge, sans aucune contre-indication en ce qui concerne l'axe corporel.





Tai-chi chuan art martial


A Hong Kong, un maître de Tai-chi m'a raconté une petite histoire qu'il pensait éclairante sur son art... " II était une fois un vieux maître qui posait un oiseau dans sa main - sans doute une hirondelle de Chine - et ceux qui l'entouraient pouvaient s'étonner de voir les efforts inutiles de l'oiseau pour s'envoler. Minuscule force incapable de trouver un point d'appui, sentie et captée par un autre mouvement invisible : l'extrême sensibilité de la paume ouverte. " J'ai beaucoup marché à Hong Kong, mais je dois avouer ne jamais avoir rencontré le vieux Chinois de l'anecdote paisible. Néanmoins, elle illustre bien la recherche et la spécificité du Tai-chi chuan en tant que technique de combat.


Les arts martiaux chinois se répartissent en styles externes (wai chia / écoles exotérique) et en styles internes (nei-chia / école ésotérique). Dans les premiers, il s'agit _ même lorsque les intentions sont plus ambitieuses _ de développer essentiellement la force musculaire et la rapidité ; en d'autres termes, de bloquer l'énergie de l'autre et de détruire sa capacité d'agression. Le Shaolin qui, transformé à Okinawa sera à l'origine du Karaté, en est l'exemple type. Le Tai-chi chuan est classé dans les styles internes avec le Pa Kua chuan (ou boxe des 8 trigrammes). Ce qu'il faut développer ici, c'est une énergie particulière qui s'obtient à la fois par une maîtrise de la force musculaire et une position du corps respectant des exigences très précises, enfin par un travail particulier et fondamental de la respiration.


Pour ce qui concerne les styles internes, il s'agit de " prendre " et de " ressortir " l'énergie qui agresse. Tout cela est bien sûr facile à dire et à écrire, mais beaucoup plus difficile à réaliser. J'ai travaillé à Taipeh avec un maître qui n'était pas très vieux, qui ne fixait pas les oiseaux dans sa main et qui pourtant avait un grand art pour " ressortir " la force. En riant, il projetait à .plusieurs mètres, d'une simple caresse _ apparemment _ le partenaire qui lui avait frappé l'épaule. Chacun des spectateurs avait la possibilité de tenter l'expérience en disant au maître : " Ce n'est pas possible qu'un petit coup puisse déséquilibrer à ce point "... Essai immédiat et gratuit, sans douleur, mais qui " blanchissait " le cerveau durant une seconde fulgurante.


La question de savoir si les styles internes ont précédé les styles externes ou si, à l'inverse, le Tai-chi chuan s'est développé à partir du Shaolin est fréquemment posée. La réponse est souvent liée à la démarche d'élection. Ce qui est certain, c'est que Shaolin et Tai-chi constituent une des grandes origines des arts martiaux orientaux ; ce qui est également évident, c'est que ceux qui pratiquent les formes martiales dures fondées sur la rapidité et la force finissent souvent par une recherche de l'énergie interne liée à une plus grande relaxation musculaire. Cela revient à retrouver, consciemment ou non, les intentions du Tai-chi chuan séculaire. Ainsi, le plus ancien se découvre le plus actuel.





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